ce 25 de novembre 1749
D'Olivet me foudroie, à ce que je vois.
Je suis plus ignorant que je ne me l'étais cru. Je me garderai bien de faire le puriste, je me garderai bien de parler de ce que je n'entends pas, et mon silence me préservera contre les foudres des d'Olivet et des Vaugelas. Je me garderai bien encore de vous envoyer de mes ouvrages; si vous laissez voler les vôtres, que serait il des miens? Vous travaillez pour votre réputation et pour l'honneur de votre nation; si je barbouille le papier, c'est pour mon amusement; et on pourrait me le pardonner, pourvu que je déchirasse ces ouvrages après les avoir achevés. Lorsqu'on approche de quarante ans, et qu'on fait des vers, rien qui vaille, il faut dire comme le Misanthrope: Si j'en faisais d'aussi méchants, il ne m'arriverait pas de les montrer aux gens.
Nous avions à Berlin un ambassadeur russe qui, depuis vingt ans, étudiait la philosophie sans y avoir compris grand'chose. Le comte Keyserlingk dont je parle, qui a cinquante ans bien comptés, partit de Berlin avec son gros professeur. Il est à Dresde à présent; il étudie toujours, et il a l'espérance d'être un écolier passable dans vingt ou trente ans d'ici. Je n'ai ni sa patience, ni je ne songe vivre aussi longtemps. Quiconque n'est pas poète à vingt ans ne le deviendra de sa vie. Je n'ai point assez de présomption pour me flatter du contraire, ni je ne suis assez aveugle pour ne me pas rendre justice.
Envoyez moi donc vos ouvrages par générosité, et ne vous attendez à rien de ma part qu'à des applaudissements. Je veux
mais cela ne me rendra point insensible sur les beautés de la poésie. J'estimerai d'autant plus vos ouvrages, que j'ai éprouvé l'impossibilité d'y atteindre.
Ne me faites plus de tracasseries sur les on dit. On dit est la gazette des sots. Personne n'a mal parlé de vous dans ce pays-ci. Je ne sais dans quel livre d'Argens bavarde sur Euripide; qui vous dit que c'est vous? S'il avait voulu vous désigner, n'aurait il pas choisi Virgile plutôt qu'Euripide? Tout le monde vous aurait reconnu à ce coup de pinceau; et, dans le passage que vous me citez, je ne vois aucun rapport avec la réception qu'on vous a faite ici. Ne vous forgez donc pas de monstres pour les combattre. Ferraillez, s'il le faut, avec les ennemis réels que votre mérite vous a faits en France, et ne vous imaginez pas d'en trouver où il n'y en a point; ou, si vous aimez les tracasseries, ne m'en mêlez jamais; je n'y entends rien, ni ne veux jamais rien y entendre.
Je vois, par tous les arrangements que vous prenez, le peu d'espérance qu'il me reste de vous revoir. Vous ne manquerez pas d'excuses; une imagination aussi vive que la vôtre est intarissable. Tantôt ce sera une tragédie dont vous voulez voir le succès, tantôt des arrangements domestiques; ou bien le roi Stanislas, ou de nouveaux on dit. Enfin je suis plus incrédule sur ce voyage que sur l'arrivée du Messie, que les Juifs attendent encore.
Il paraît ici une Elégie; serait elle de vous? Voici son commencement:
Mandez le moi, je vous prie; j'ai quelques doutes là dessus; vous seul pouvez les éclaircir.
J'attends le grand envoi que vous m'annoncez, avec impatience, et je vous admirerai, tout ingrat et absent que vous êtes, parce que je ne saurais m'en empêcher.
Adieu; je vais voir les agréables folies de Roland, et les héroïques sottises de Coriolan. Je vous souhaite tranquillité, joie et vie.
Federic