1744-11-15, de Philippe Néricault Destouches à Voltaire [François Marie Arouet].

Voici une lettre qui va bien vous surprendre, mon cher Virgile, mon cher Sophocle, mon cher Euripide et mon cher ami, si vous voulez.
Comme je commence à sentir que je deviens vieux, j'employe une partie de mon loisir qui n'est que trop grand, vous le croyez bien, à mettre ordre à mes petites affaires. Un de mes soins est de parcourir mes vieilles paperasses pour brûler celles qui ne méritent pas de rester dans mon cabinet. En faisant cette recherche j'ai trouvé un reçu de vous de quinze guinées, que je vous remis en 1723 à mon retour de Londres pour quinze souscriptions de votre Henriade que j'avois reçuës en votre nom. Mais en même temps, et voici le fait, j'ai mis la main sur un vieux registre que j'ai lu d'un bout à l'autre, et j'y ai remarqué un article qui m'a surpris autant qu'il vous étonnera. Cet article contient la liste des souscriptions que j'avois distribuées pour cette Henriade, et les ayant calculées deux ou trois fois très exactement je me suis convaincu qu'elles montaient au nombre de trente, et que par conséquent je vous redois quinze guinées, sans pouvoir imaginer par quelle étourderie je ne vous ai payé que la moitié de votre dû. J'étais si accablé d'affaires et de détails en ce temps là, qu'il n'est point étonnant que votre compte eut échappé de ma mémoire. Mais un pareil oubli, dont je ne m'aperçois que dans le moment, est un poids trop pesant sur mon honneur, j'ai pensé dire sur ma conscience, pour que je puisse le supporter plus longtemps. Je prends donc sur le champ le parti de vous avertir du fait, et de me reconnaître redevable envers vous de quinze guinées. Cette lettre vous tiendra lieu de mon billet de pareille somme que j'acquitterai le plus tôt qu'il me sera possible; toute la grâce que je vous demande, c'est de m'accorder du temps, et de vous reposer sur ma bonne volonté; car mes affaires sont un peu dérangées présentement, faute de fermier; je viens d'entreprendre de faire valoir ma terre, ce qui m'engage à une dépense de plus de douze mille francs, et de plus, je viens aussi de faire de mon fils un mousquetaire, qui m'a ruiné tant pour son équipage que par la longue campagne qu'il vient de finir. Ce que j'ose vous assurer c'est que je ne demeurerai pas redevable envers vous. Comptez sur ma parole. Je vous proposerais même les intérêts de votre somme si je ne craignais pas d'offenser votre délicatesse.

Vous n'avez pas oublié sans doute ce que m. l'abbé de Voisenon, notre ami commun, vous avait offert de ma part. Il me fit l'honneur de venir dîner chez moi mardi dernier, et m'assura que non seulement vous ne pensiez plus à l'affaire que je vous avait fait proposer, mais même que vous étiez résolu de n'y penser de votre vie. De votre vie, c'est beaucoup dire, ce me semble. Vous pouvez avoir raison présentement; mais les conjonctures peuvent changer et apporter de telles facilités, que vous auriez tort de les mépriser. Quoi qu'il en soit, tenez pour certain, que vous me verrez toujours le même à votre égard: toujours le sincère admirateur de votre mérite prodigieux, et toujours votre ami tout dévoué, quand même vous en douteriez, ou ne voudriez pas vous en apercevoir. Jamais rien ne pourra porter atteinte au tendre et parfait attachement avec lequel, mon cher ami, j'aurai l'honneur d'être tant que je respirerai,

Votre &c.

Destouches