3 Xbre [1744]
J'ay toujours été monsieur au rang de vos amis; mais en vérité je ne me croiois pas dans celuy de vos créanciers.
Le premier titre m'est si cher que jene pense point du tout à l'autre. Il y a eu une étrange fatalité sur ces souscriptions de la Henriade. Les quinze qui avoient échappé à votre mémoire sont en sûreté, et je sçais il y a Longtemps que vous conduisez une affaire aussy bien qu'une pièce de téâtre. Mais il n'en alla pas de même de cent souscriptions dont mon pauvre Tiriot me perdit L'argent sans aucune ressource. Il m'a offert depuis fort souvent de me rembourser, mais il seroit ruiné, et moy je serois bien indigne d'être homme de lettres, si je n'aimois pas mieux perdre cent Louis que de gêner mon amy. Jugez monsieur si ayant remis à Tiriot cent Louis qu'il me devoit, j'auray la mauvaise grâce de vous presser sur quinze Louis que j'avois oubliez. J'aime mieux vos vers que votre argent, et j'attends avec bien plus d'impatience le recueil de vos ouvrages que les guinées dont vous me parlez. Je voudrois que le tourbillon de Paris pût me laisser assez de liberté pour aller philosopher avec vous dans votre retraitte, et y jouir des Charmes de votre amitié et de ceux de votre conversation. Mais quand vous viendrez à Paris n'oubliez pas de faire avertir votre ancien amy et comptez que vous le retrouverez toujours comme vous l'avez laissé, attaché à votre gloire et à votre personne. C'est avec ces sentiments que je seray toute ma vie etc.
Voltaire