1737-01-17, de Voltaire [François Marie Arouet] à Nicolas Claude Thieriot.

Il est vray mon cher amy que j'ay été très malade, mais la vivacité de mon tempérament me tient lieu de force.
Ce sont des ressorts délicats qui me mettent au tombeau et qui m'en retirent bien vite. Je suis venu à Leyde consulter le docteur Borave sur ma santé, et Gravesande sur la philosophie de Neuton. Le prince royal me remplit tous les jours d'admiration et de reconnaissance. Il daigne m’écrire comme à son amy, il fait pour moy des vers français tels qu'on en faisoit à Versailles dans le temps du bon goust et des plaisirs. C'est dommage qu'un pareil prince n'ait point de rivaux. Je ne manque pas de luy gliser quelque mot de vous dans touttes mes lettres. Si ma tendre amitié pour vous vous peut être utile ne serai je pas trop heureux? Je ne vis que pour l'amitié, c'est elle qui m'a retenu à Cirey si longtemps, c'est elle qui m'y ramènera si je retourne en France. Le prince royal m'a envoyé le comte Bork, ambassadeur du roy de Prusse en Angleterre, pour m'offrir sa maison à Londres en cas que je voulusse y allér comme le bruit en a couru. Je suis d'ailleur traité icy baucoup mieux que je ne mérite. Le libraire Ledet qui a gagné quelque chose à débiter mes faibles ouvrages, et qui en fait actuellement une magnifique édition a plus de reconnaissance que les libraires de Paris n'ont d'ingratitude. Il m'a forcé de loger chez luy quand je viens à Amsterdam, voir comment va la philosophie Neutonienne. Il s'est avisé de prendre pour Enseigne la tête de votre amy Voltaire. La modestie qu'il faut avoir deffend à ma sincérité de vous dire l'excès de considération qu'on a icy pour moy: je ne sçay quelle gazette impertinante, misérable écho des misérables nouvelles à la main de Paris, s’étoit avisé de dire que je m’étois retiré dans les pays Etrangés pour écrire plus librement. Je dément cet imposture en déclarant dans la gazette d'Amsterdam que je désavoue tous ce qu'on fait courir sous mon nom soit en France soit dans les pays étrangers, et que je n'avoue rien que ce qui aura ou un privilège ou une permission connue. Je confondray mes ennemis en ne leur donnant aucune prise et j'auray la consolation qu'il faudra toujours mentir pour me nuire.

Il y a plus d'un mois et demy que votre Livre anglais est parti par Bar sur Aube à votre adresse. Il est ambalé dans de la toile cirée. Un mot au coche de Bar sur Aube de votre part, et vous aurez le livre. Ceux de la bibliotecque du Roy et de Mr Bernard son partis aussy et doivent être receues à présent.

Il court icy depuis longtemps un livre calomnieux intitulé mémoire du marquis d'Argent, dans lequel Mr De la Popliniere est cruellement outragé. Je ne crois pas que Mr d'Argens soit capable d'un telle infamie. On m'a dit que le livre étoit connu en France. Mr de la Popliniaire a plus droit d’être envié, il est riche, vertueux, il a bien de l'esprit et bien des talens. Voylà de quoy être lapidé. L'envie saisit toujours la moindre lueur de la calomnie, elle n'a pas d'autres flambau. Si vous jugez àpropos que j’éteigne cette éteincelle adroitement je marcheray dessus à deux pieds, sinon, je la laisseray évaporer en fumée avec le temps.

J'ay trouvé icy le gouvement de France en très grande réputation et ce qui m'a charmé c'est que les Hollandais sont plus jaloux de notre compagnie des Indes que Roussau ne l'est de moy. J'ay vu aujourd'huy des négotians qui ont achetés à la dernière vante de Nantes ce qui leur manquoit à Amsterdam. Voylà de ces choses dont Pollion peu faire usage auprès du ministre dans l'occasion, mais comme je fais plus de cas d'un bon vers que du négoce et de la politique tâchez donc de me marquer ce que vous trouvez de si négligé dans les vers dont vous me parlez. Je suis aussy sévère que vous pour le moins, et dans les intervales qu'on me laisse la philosophie je corrige touttes les pièces de poésie que j'ay jamais faites, depuis Œdipe jusqu'au temple de l'amitié. Il y en aura quelqu'unes qui vous seront adressées. Ce seront celles dont j'auray plus de soin.

Mandez moy par qui le balot du prince Royal a été retiré. Ce prince m’écrit qu'il devoit l’être par vous, comptant sans doute vous rembourser ces petits frais avec les autres comme de raison. Ainsy votre frère le négociant a pu débourser cette argent dont le prince royal ou moy indigne tiendra compte. Mais je seray fâché que le balot eût été retiré au dépens de Me la marquise du Chatelet qui ne voudra pas que je la rembourse. Mandez moy je vous prie ce qui en est. Mille complimens à votre parnasse et au fidel Berger. Dites luy qu'il continue à m’écrire et donné luy mon adresse, à Mr de la Pierre à Leyde pour Mr de Revol. Je vous embrasse tendrement mon cher amy.

V.