Aux Délices près de Genêve 25e May 1764
Avec une fluxion sur les yeux qui m'a privé de la vue pendant six mois, avec une extinction de voix qui m'empêche de dicter, il faut pourtant que je vous dise mon cher confrère combien vos lettres me font de plaisir.
Vous avez l'esprit juste et vray, votre goust est sûr, vous n'êtes dupe d'aucun préjugé. Vous avez bien raison de dire que je n'ay pas remarqué les fautes de Corneille, et cependant on crie sur la moitié que j'ay observée avec des regards très respectueux. Mais les clameurs ne sont pas des raisons. Voudrait on que j'eusse fait aux beautez de Corneille l'outrage d'encenser ses défauts et qu'à côté de ses admirables scènes (je ne dis pas de ses admirables pièces) j'eusse placé Teodore, Pertarite, Andromede, la toison d'or, Tite et Berenice, Oton, Pulcherie, Agesilas, Surena?
J'ay jugé les ouvrages et non l'auteur. J'ay dit ce que tout homme de goust se dit à luy même quand il lit Corneille, et ce que vous dites tout haut parce que vous avez la noble sincérité qui apartient au génie. N'estil pas vrai que le grand tragique ne se rencontre que dans la dernière scène de Rodogune? Mais ce sublime sur quoy est il fondé? Sur quatre actes bien défectueux. Pourquoy Racine a-t'il été si parfait sans pourtant faire aucun tableau qui approche de la dernière scène de Rodogune? C'est que le goust joint au génie ne produit jamais rien de mauvais. C'est à vous mon cher confrère à réunir ce que la nature partagea entre ces deux grands hommes.
Il faut bien du temps pour fixer le jugement du public. Vous savez avec quelle fureur on affectait de louer cette partie quarrée de l'Electre de Crébillon, ce roman ténébreux, ces vers durs et hérissez, ces dialogues où personne ne répond à propos, cet Itis, cette Clitemnestre, cettre Iphianasse. On commence à peine à ouvrir les yeux. Travaillez mon cher confrère, faites oublier touttes ces extravagances boursouflées, tous ces vers welches. Il y a de très belles choses dans Radamiste, mais j'espère que votre Timoleon vaudra mieux. Votre goust pour la simplicité est le vray goust et il n'apartient qu'au grand talent. Il est bien singulier que vous n'ayez pas un Corneille commenté. Vous étiez le premier sur la liste. Je suis très affligé de ce contretemps, il sera réparé. Il est trop juste que vous ayez votre modèle pour les belles scènes, et les remarques bonnes ou mauvaises de votre amy.
V.