à Ferney 21 janvier 1763
Mon cher et respectable magistrat j'ay été instruit en détail du jugement de vos arbitres.
Bien des gens trouvent qu'ils ont passé leur pouvoir en stipulant l'employ que vous devez faire de l'argent qu'ils ont décidé vous apartenir. Aussi je ne regarde point cette sentence arbitrale comme un jugement, je la regarde seulement comme une médiation amicale. On vous adjuge quinze mille livres, et en même temps les arbitres vous prient de rendre ces quinze mille livres reversibles à mr votre fils. C'est un minse objet, et c'est à vous à voir si vous voulez vous assujetir vous même à cette condition. Si vous permettiez à ma tendre et respectueuse amitié de vous dire mon avis, je vous conjurerais de ne faire aucune difficulté de signer, par ce que d'un trait de plume vous mettez fin à l'affaire la plus désagréable, par ce que vous montrez par là une magnanimité supérieure au mauvais procédé qu'on a eu avec vous, par ce que vous ne laissez voir aucune envie de vous ressentir de ce procédé, par ce que vous restez le maitre absolu de disposer de votre bien, et qu'enfin onze cent louis sont peu de chose. J'ajouterais que c'est le sentiment de touttes les personnes qui vous sont attachées. Vous aurez en différant un peu fait voir aux arbitres qu'ils ont passé leurs pouvoirs, et en signant vous signerez votre repos. Si vous avez déjà terminé, je vous en félicite, sinon j'ose vous en prier, et je vous prie surtout de me pardoner ma liberté.
Quant à la bagatelle dont il s'agit entre nous, permettez moy de vous dire que mr Tronchin dicta votre billet comme un mémorandum. C'est l'usage des négociants. Souvent même ils se contentent de porter les sommes sur leurs registres. Cela n'a rien de commun avec les formes judiciaires. C'est ensuitte aux parties qui ont déposé l'argent chez eux ou qui l'ont reçu, à faire entre eux les arrangements dont ils conviennent. Votre billet dont un double est entre mes mains, et dont l'autre est probablement resté à Lyon entre celles de mr Camp, associé de m. Tronchin, porte, j'ay reçu par les mains et des deniers de mr Tronchin vingt mille livres de Mr de Voltaire dont je luy tiendrai compte. Fait double ne servant que d'un seul et même acquit. 13 septb 1761. Ce billet est proprement une quittance, le mot d' acquit le dit expressément, les deniers de mr Tronchin le confirment encore, et il est sûr que vos héritiers pouraient contester le payement aux miens.
Je vous ay déjà mandé que la procuration pour Gex, n'obviait point au payement du contrôle, que d'ailleurs la datte de l'emprunt était omise. Ainsi vous avez trouvé bon que je vous proposasse un acte à Paris attendu que le contrôle n'y est pas en usage. J'aurai l'honneur de vous renvoier la procuration de Gex non remplie et le double de votre billet avec annulation motivée au bas, et je redemanderai l'autre double à mr Camp que je vous adresserai à l'instant que je l'aurai reçu. N. b. vous pouvez en attendant pour plus grande sûreté rapeller le billet et l'annuler dans le contract.
Je suis toujours émerveillé du long loisir de votre parlement. J'avais en main la cause de six frères aux quels on a ravi leur bien par une anticrèse odieuse. J'avais obtenu pour eux une sentence dans la caverne de Gex nommée baillage. L'oisiveté du parlement ôte ainsi le pain à six orphelins. Il y a peutêtre cent familles dans le même cas. Vous m'avouerez que cela n'est pas juste, et que ce n'est pas la peine d'avoir fait serment de rendre la justice pour ne la pas rendre. Ce délay m'afflige extrémement. La plus part des choses que je vois n'ont point d'exemple. Il est vray que ce ne sont que des épines, des tracasseries plus ridicules que dangereuses, mais elles sont désagréables et nous avilissent aux yeux des étrangers.
J'ay lu le réquisitoire du procureur général de Provence contre les jésuites. Je trouve qu'on est beaucoup plus éloquent en province qu'à Paris. La capitale ne se signale que par l'opéra comique.
Adieu mon illustre magistrat, mon respectable amy, continuez moy des bontés qui me sont si chères.
Je serais enchanté que M. de Cailus voulût approuver notre dessinateur et qu'il vous donnât une attestation que je pusse montrer à Crammer.
Pour moy je suis très content, quoy que les figures ne soient pas toujours correctement dessinées, et je trouve que Pertharite, don Sanche, Teodore, Attila, Pulcherie, Oton, Surena, Berenice, Sophonisbe, la toison d'or, Andromede ne méritent pas les desseins de votre protégé. Quel fatras! que de pauvretés! et que de préjugé!
V.