1763-01-03, de Voltaire [François Marie Arouet] à Claude Philippe Fyot de La Marche.

Mon illustre magistrat, mon respectable ami, j'ay le cœur serré de la lecture de votre second mémoire.
Que je vous plains! Que les derniers pas de votre belle carrière sont pénibles! Mais enfin vous êtes sage. Tâchez de finir cette affaire à quelque prix que ce soit et ménagez vous des heures heureuses sur la fin de ce jour d'orages qu'on appelle la vie. Je voudrais voir le mémoire de votre adverse partie; et quand je songe que cette adverse partie est un fils, un premier président qui vous doit ce qu'il â et ce qu'il est, je suis bien affligé.

Je vous promets de venir vous voir l'année prochaine, si je suis en vie. Vous savez que jusqu'icy je n'ay pas eu un moment dont je pusse disposer.

Je me flatte que votre procez contre monsieur votre fils vaut mieux que celuy que vous entreprenez pour votre dessinateur. Vous en appelez à m. de Cailus, c'est précisément, à ce qu'on me mande, M. de Cailus qui l'a condamné. Pour moy je ne le condamne point, il m'est très indiférent que des figures soient grandes ou petites, et même qu'elles soient bien ou mal faittes. On n'examine point les estampes des tragédies qu'on ne peut lire; et les souscripteurs n'ont que trop d'estampes et de papier pour leur argent.

Beaucoup même de souscripteurs n'ont rien donné selon la louable coutume des Français, qui sont riches en paroles et généreux en promesses, tandis que les Anglais sont ordinairement l'un et l'autre en effet.

Venons à présent à notre petite affaire. Le billet que vous m'avez fait à Lyon entre les mains de Mrs Tronchin et Camp, ne vaut rien en justice réglée et déréglée, parce que c'est une quittance plutôt qu'un billet, et que certainement mr votre fils ne le payerait pas, et que Mesdames vos filles seraient en droit de ne le pas payer à melle Corneille ou à mes autres hoirs après que notre corps serait rendu aux quatre élèments.

La procuration que vous avez eu la bonté de m'envoier ne peut suffire parce qu'elle ne spécifie point le temps où je vous ay prêté la somme de vingt mille livres, et qu'elle ne dit pas même que cet argent vous a été prété.

Deplus vous marquez par un petit billet séparé que la datte du prest est omise pour éviter le contrôle. Mais vous savez que les fermiers du domaine exigent toujours les droits de Contrôle en province, soit que le contrat soit en règle, soit qu'il paraisse défectueux, et l'acte est nul quand il n'a pas été contrôlé.

Observons encor que la datte du prest étant omise, l'intérest de la somme hippotéquée ne pourait courir que du jour du contract; et que s'il arrivait ce qu'on appelle un malheur (par courtoisie), à vous et à moy, ce qui peut très bien arriver, quinze ou seize mois d'arrérages seraient infailliblement perdus pour melle Corneille ou pour mes héritiers, les quels ne seront pas riches attendu que je n'ay presque que du viager, et ma terre de Ferney qui est plus agréable qu'utile.

Je soumets touttes ces raisons à votre prudence et à votre amitié, et je vous supplie de vouloir bien faire un acte légal à Paris où l'on ne paye point de droits de Contrôle. Je vous envoye le modèle de cet acte qui peut estre dressé entre vous et le notaire, sans qu'il soit besoin de ma procuration, et si on en voulait absolument une, je l'enverrais sur le champ à la réception de vos ordres.

Il faut que je vous dise tout, pardonez le moy mon respectable ami. Il me revient de plusieurs endroits que votre terre de la Marche ne suffit pas pour remplir les droits prétendus ou à prétendre de monsieur votre fils et de mesdames vos filles. On affecte de répandre que vous vous êtes fait un peu d'illusion dans vos espérances, et qu'on peut abuser de votre facilité. Je ne peux croire qu'ayant si longtemps et si bien décidé des affaires des autres, vous n'ayez pas mis dans les vôtres propres toutte la clarté et toutte la sûreté qui doivent y être.

Je m'en raporte mon digne magistrat à votre sagesse, à la connaissance parfaitte que vous devez avoir de vos affaires; à votre intégrité et à votre compassion pour l'héritière de Corneille, qui n'a de fortune que ces vingt mille livres, et l'espérance vague du produit d'une souscription. Pardonnez moy je vous en conjure la liberté que je prends de vous donner avis des bruits publics; et n'imputez cette liberté qu'à mon tendre attachment. Je ne peux vous exprimer ma surprise et ma douleur de la conduitte de Mr votre fils envers vous. N'y a t'il nul accomodement à faire? Le malheureux billet que vous luy avez donné portant aprobation et quittance de toutte sa gestion ne vous condamnerait il pas dans la rigueur de la justice, qui n'examine pas si vous avez été surpris ou non, si vous avez signé ou non votre ruine, si vous avez fait cette reconnaissance à la hâte ou avec mûre délibération? Quel recours pourait avoir un homme de votre âge et de votre rang? Je n'en vois aucun. Legem tibi dixisti. Vous mettez en évidence les procédez cruels qu'on a eus avec vous, mais irez vous plaider contre votre signature? Encor une fois il ne m'appartient pas de m'ingérer dans vos affaires, et d'oser vous donner un conseil. Je me borne à des souhaits, au vif intérest que je prends à tout ce qui vous touche et au tendre et respectueux dévouement que je conserverai pour vous toutte ma vie.

Je vous proteste que je ne crois aucun des bruits qu'on sême malignement à Dijon. Mais encor une fois j'ay cru qu'il était du devoir de ma respectueuse et tendre amitié de vous en donner avis. On dit que vous avez mis la Marche en vente et que ces fausses rumeurs ont été répandues exprès pour empêcher l'acquisition. Votre ville de Dijon ne vaut pas grand'chose, à ce que les bonnes gens assurent, mais vous n'en êtes que plus respectable pour moy qui vous adore.

Le diable est dans les parlements d'Aix et de Dijon, mais où n'est il pas?

V.