à Fernei 10 may [1776]
Mon cher ami vous avez donc encor eu la bonté de parler en faveur de mon pauvre Detalonde.
Je vous reconnais bien là, vous aimez à faire du bien. Detallonde ne doit point rougir de recevoir une petite pension de son frère. Ce secours joint à ce que le roi de Prusse lui donne le mettra fort à son aise. Il est doux de voir prospérer un officier très estimable qu'on a traitté avec une cruauté de cannibale.
Vous voilà rendu mon cher ami à votre chambre des requêtes et à vos amis. Jugez donc, jugés, et surtout acoutumez tous vos confrères à juger avec justice et humanité. Je ne sçais comment finira l'affaire de M. de Richelieu. Vous savez quel intérest j'y prends. Je dois souhaiter qu'il ne soit pas ruiné. Il est bien étrange qu'il luy en coûte déjà cent mille francs, parce qu'on a contrefait son écriture, et je ne vois pas même comment il poura n'être pas condamné à de gros dommages envers ceux qu'il a accusés et fait emprisoner à ses risques et périls, comme complices de madame de Saint Vincent. Enfin prouvera t'il légalement le crime de faussaire dont il charge cette très extravagante dame? Il finit bien tristement sa carrière. Il la commença par voir deux princesses du sang à ses genoux; et aujourdui il est, dit on, gravé dans une estampe aux pieds de madame de St Vincent à l'âge de quatrevingt ans. On vendra cette estampe à tous les juges qui entreront à l'audiance, et ils se mettront à pouffer de rire.
Vivez heureux chez vous. Les plaids vous dégoûteront à la fin. Je suis tout prest à vous envoier ma procuration quand il faudra détruire le péché originel par le batême dans le fils ou dans la fille qui va naitre de vos œuvres et de celles de madame d'Hornoi.
Quand vous voudrez revoir votre terre de Ferney vous la trouverez mieux bâtie, mieux pavée, et plus peuplée qu'à votre dernier voiage. Cela devient une colonie très considérable qui ne sera pas à négliger. Monsieur de Trudaine y est actuellement. Il la prend sous sa protection. Ce n'est pas une petite affaire que d'établir un petit pays franc et libre en France. Les détails de cette création me tuent. Je me console en vous écrivant, en renouvellant à madame d'Hornoy tous mes sentiments, en saluant toutte votre famille, en vous embrassant tendrement de tout mon cœur.
V.