1775-04-03, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

Mon cher ange, je commence par vous envoyer une lettre de mad. de Luchet, qui vous mettra bien mieux au fait de vos dix mille livres que je ne pourrais faire.

Vous verrez ensuite comme la calomnie me poursuit jusqu'au dernier de mes jours.

Il y a donc des gens assez barbares pour avoir dit que je me porte bien! Je suis à peu près comme cette madame de Moncu qui écrivait, Moncu est un assez vilain trou, mais on se divertit quelquefois dans le voisinage.

Il est vrai que mr de Florian, qui a une charmante petite maison dans Ferney, donna il y a quelque temps un grand souper à mad. de Luchet, où elle joua une ou deux scènes de proverbes; mais assurément je n'y étais pas. Je ne mange plus avec personne; je ne sors de ma chambre que quand il y a un rayon de soleil. J'attends doucement la mort, et je remercie, comme Epictete, l'être des êtres de m'avoir fait jouir pendant quatre-vingt et un ans, du beau spectacle de la nature. J'ai abandonné totalement Don Pèdre et Duguesclin. Je n'avais jamais fait cette tragédie pour être jouée, mais seulement pour y fourrer soixante ou quatre-vingt vers, que j'ai ensuite très prudemment retranchés. Il me suffit que ce petit ouvrage ne soit pas méprisé par les gens qui pensent.

A l'égard de notre jeune homme pour qui vous avez tant de bonté, je voudrais seulement que vous puissiez aller lire chez mr de Beaumont la consultation que mr D'Hornoy a dû lui remettre. Il n'y a pas pour une demi-heure de lecture. Vous y verrez des horreurs et des bétises des prétendus juges d'Abbeville, toutes prouvées légalement, papier sur table; toutes pires que les abominations du jugement des Calas et des Sirven, et dont on s'est bien donné de garde de laisser échapper un mot dans la procédure, qui non seulement est nulle, mais qui est très punissable. Nous ne voulons sur cela que le sentiment des avocats de Paris, auquel nous joindrons celui des jurisconsultes de l'Europe depuis Moscou jusqu'à Milan. Cela nous suffira. Nous ne voulons ni ester à droit, ni demander grâce. Nous avons obtenu la dignité d'aide de camp d'un roi qui est le premier général de l'Europe et le poste de son ingénieur. Il ne convient pas à un homme de cet état de s'avilir pour obtenir en France le droit de jouir un jour d'une légitime de cadet de Normandie qui ne vaut pas la peine qu'on y pense. Je vous réponds qu'il ne manquera point, mais la consultation des avocats nous est absolument nécessaire.

Echauffez sur cela, je vous en prie mr d'Hornoy et mr de Beaumont, qu'ils écrivent seulement au bas de notre mémoire, que les choses supposées comme nous les avançons, la procédure est nulle, et que nous sommes en droit de demander la révision. Je vais écrire à mon petit gros neveu.

Je vous embrasse, mon cher ange, avec l'amitié la plus respectueuse, la plus tendre et la plus vieille.

V.