16e avril 1775
Mon cher ange, je reçois votre lettre du 10e avril.
Made De Luchet n'est plus que garde-malade. Vous l'avez vue marquise très plaisante, et très amusante, mais les mines de son mari ont un peu allongé la sienne. Ce mari est à la vérité un homme de condition, plus marquis que le marquis de Florian; mais il a bien plus mal fait ses affaires que Florian. Il est actuellement à Chambéri, et ni lui, ni sa femme ne m'ont pleinement instruit de leur désastre. Il y a dans toutes les confessions un péché qu'on n'avoue pas.
J'avais cru longtemps que la maladie de mad. Denis n'était qu'un rhume ordinaire. Nous n'avons été détrompés que depuis le 1er jour d'avril. La maladie a été depuis ce temps là très sérieuse et très inquiétante jusqu'au 16. Je ne commence à être un peu rassuré que d'aujourd'hui; nous avons été dans des transes continuelles. Malheureusement je ne suis bon à rien avec mes quatrevingt et un ans, et ma constitution déplorable; je ne suis qu'un vieux malade qui en garde un autre, et qui s'acquitte fort mal de cette fonction. Jugez si je suis en état de courir après une soixantaine de vers épars dans une vieille copie mise dès longtemps au rebut, et à moitié brûlée. Altri tempi, altre cure. La tête me tourne, mon cher ange, de l'affaire de notre jeune homme. Il est plus sage que moi, il est tranquille sur son sort, et moi je m'en meurs.
Il y a peut-être quelque légère différence entre son mémoire et l'extrait de mr D'Hornoy. Je lui mande qu'il peut aisément corriger ces petites erreurs en deux traits de plume. Mais nous ne fondons point du tout notre consultation sur des interrogatoires faits par des scélérats à des enfants intimidés. Nous la fondons principalement sur l'illégalité punissable avec laquelle un procureur marchand de cochons, soi-disant avocat, et déclaré non admissible en cette qualité par un acte juridique de tous les avocats du siège, a osé se porter pour juge dans une affaire criminelle, et verser le sang innocent de la manière la plus barbare. Voilà notre grief, ou plutôt le crime que nous dénonçons, et dont nous n'avons que trop de preuves. Pourquoi s'attacher à des minuties quand il s'agit d'un objet aussi important?
Ce fait ne se trouve certainement pas dans l'énorme procédure dont mr D'Hornoy a bien voulu faire l'extrait. Il a lu cet extrait à mr le garde des sceaux, mais il ne lui a point parlé du seul objet principal dont il s'agit; et voilà ce qui arrive dans presque toutes les affaires.
Nous venons de découvrir un mémoire fait en 1766, pour trois coaccusés dans cet infâme procès criminel, mémoire qui ne fut malheureusement imprimé avec la consultation des avocats que quelque temps après l'arrêt du parlement. La consultation est signée par huit avocats, Cellier, D'Outremont, Muyart de Vouglans, Gerbier, Timbergue, Benoît, Turpin, Linguet.
Les moyens de nullité sont très bien discutés dans le mémoire et dans la consultation. C'est dans ce mémoire, pages 16 et 17, qu'il est dit expressément que la compagnie des avocats d'Abbeville, s'est opposée par un acte juridique à la réception de notre prétendu avocat, prétendu juge, réellement procureur, et marchand de cochons et de bœufs.
C'est là qu'il est dit que des sentences des consuls d'Abbeville enjoignent à ce procureur marchand, à ce juge aussi infâme que barbare, de produire ses livres de comptes.
Y a-t-il rien de plus monstrueux, mon cher ange? y a-t-il rien qui doive plus exciter l'indignation du roi et de son garde des sceaux? faut il chercher d'autres preuves de l'injustice la plus horrible, et d'un assassinat plus prémédité? pourquoi n'en a-t-on pas parlé à mr de Miroménil? Hélas! c'était la seule chose qu'il lui fallait dire. N'est il pas palpable que ce misérable marchand de bestiaux n'avait été choisi pour assassiner juridiquement D'Etallonde et la Barre, que par la vengeance du conseiller nommé Saucourt qui voulait perdre à quelque prix que ce fût des enfants innocents, et se venger sur eux de trois procès que les pères de ces enfants, et mad. Faydeau de Brou lui avaient fait perdre?
Ce sang innocent crie, mon cher ange, et moi je crie aussi; et je crierai jusqu'à ma mort. Je crie à vous, je vous dis, Vous êtes ami de mrs Target et de Beaumont; parlez leur, je vous en conjure. Je suis outré, je suis désespéré. Quoi! le sage et brave D'Etallonde ne pourra pas trouver en 1775 un avocat, tandis que des enfants accusés des mêmes choses que lui en ont trouvé huit en 1766? Cela est affreux, cela est incompréhensible. Il n'y a donc plus ni raison, ni humanité dans le monde?
Au nom de cette humanité qui est dans votre cœur, parlez à mr Target, dites lui tout ce que je vous dis. Je vous répète que nous ne voulons point de lettres de grâce, que grâce, de quelque manière qu'elle soit tournée suppose crime, et que nous n'en avons point commis. De plus grâce exige qu'on le fasse entériner à genoux et c'est ce que nous ne ferons jamais. Il n'y a ni l'ombre de la justice, ni de la pitié, ni de la raison dans tout ce qu'on m'a écrit sur cette aventure exécrable.
Comment voulez vous, mon cher ange, que dans l'effervescence où est l'intérieur de ma pauvre vieille machine, je vous parle à présent de l'édition in 4. de Corneille? Il y a sans doute beaucoup de choses nouvelles dans les notes, mais ces choses là vous les savez mieux que moi. Vous savez combien les froids raisonnements alambiqués, écrits en style bourgeois, sont impertinents dans une tragédie que le boursouflé est encore plus condamnable, que l'impropriété continuelle des expressions est ridicule &c. J'ai fait sentir tous ces défauts dans la nouvelle édition, et j'ai dû le faire; j'ai dû n'avoir aucune condescendance pour le mauvais goût et pour la mauvaise foi de ceux qui m'avaient fait des reproches trop injustes. J'ai dit enfin la vérité dans toute son étendue, comme elle doit toujours être dite. De Tournes et de Pankouke, qui ont fait cette édition, ne m'en ont donné qu'un seul exemplaire. Si j'en avais deux il y a longtemps que vous auriez le vôtre.
Je ne puis, mon cher ange, finir ma lettre, sans vous dire un mot sur l'homme dont j'avais pris le parti, et dont vous me parlez. Mr de Malesherbes, qui est assurément une belle âme, m'a mandé que c'était ce même homme qui avait déterminé l'arrêt funeste dont l'Europe a eu tant d'horreur, que sans lui les voix auraient été partagées. Je me tais, et je me tairai sur cet homme; mais cette nouvelle a achevé de m'accabler. Je me jette entre vos bras.
V.