Potsdam, ce 10 mai 1775

Vous ne m'accuserez pas de lenteur à vous envoyer la consultation de nos jurisconsultes; c'est eux qui m'ont lanterné jusqu'à ce moment, que je reçois enfin leur docte décision.
Si notre justice est si lente, à quoi ne faudra-t-il pas s'attendre du parlement de Paris? Ni vous, ni moi, ni Morival, ne vivrons assez longtemps pour voir la fin de cette affaire.

Le parti le plus sûr sera de renoncer, faute de pouvoir amollir les cœurs de roche de ces juges iniques. Je crois que la superstition et le fanatisme ont eu moins de part à cette boucherie d'Amiens que l'opiniâtreté. Il y a des gens qui veulent toujours avoir raison, et qui se feraient plutôt lapider que de reconnaître l'excès où leur précipitation les a fait tomber.

A présent, on ne pense à Paris qu'au sacre de Reims; y eût il mille d'Etallonde, on ne les écouterait pas pour ne point se distraire des otages de la sainte ampoule, de l'entrée du roi, de la curiosité de savoir qui portera la couronne, qui le sceptre, qui le globe, et qui, le soir, portera le bougeoir du roi; ce sont des choses bien plus attrayantes que de justifier un innocent. Vos conseillers de grand' chambre penseront ainsi; et Voltaire, le protecteur de l'innocence sans pouvoir la sauver, muni des consultations des jurisconsultes les plus intègres, n'aura de ressource que celle de flétrir par les suffrages de l'Europe entière les bourreaux de La Barre et de ses compagnons.

J'écarte de ma mémoire ces horreurs et ces atrocités qui inspirent une mélancolie sombre, pour vous parler d'une manière plus agréable. Le Kain va venir ici cet été; et je lui verrai représenter vos tragédies. C'est une fête pour moi. Nous avons eu l'année passée Aufresne, dont le jeu noble, simple et vrai m'a fort contenté. Il faudra voir si les efforts de l'art surpassent dans Le Kain ce que la nature a produit dans l'autre. Mais, avant d'en venir là, j'aurai trois cents lieues à faire en parcourant différentes provinces. A mon retour, j'aurai le plaisir de vous écrire pour savoir des nouvelles du patriarche de Ferney, pour lequel le solitaire de Sans-Souci ne cesse de faire des vœux. Vale.

Federic