Potsdam, ce 12 juillet 1775
Vous croyez, mon cher patriarche, que j'ai toujours l'épée au vent?
Cependant votre lettre m'a trouvé la plume à la main, occupé à corriger d'anciens mémoires que vous vous ressouviendrez peut-être d'avoir vus autrefois peu corrects et peu soignés. Je lèche mes petits; je tâche de les polir. Trente années de différence rendent plus difficile à se satisfaire; et quoique cet ouvrage soit destiné à demeurer enfoui pour toujours dans quelque archive poudreuse; je ne veux pourtant pas qu'il soit mal fait. En voilà assez pour mes occupations
Quant à Morival d'Etallonde, je vois bien que vos bonnes intentions n'ont pas été suffisantes pour déraciner les préjugés du fanatisme des têtes de vos présidents à mortier. Il est plus difficile de faire entendre raison à un docteur en droit que de composer la Henriade. Si Morival ne veut pas faire amende honorable, le cierge au poing, il peut venir ici; je le placerai dans le génie, à votre recommandation. Il vaut mieux étudier Vauban et Coehorn que de s'avilir, surtout lorsqu'on est innocent. Il me semble que les progrès de la raison se font plus rapidement sentir en Allemagne que France. La raison en est, ce me semble, que beaucoup d'ecclésiastiques et d'évêques catholiques, en Allemagne, commencent à avoir honte de leurs superstitieux usages, au lieu qu'en France le clergé fait corps de l'état; et toute grande compagnie reste attachée aux anciens usages, quand même elle en connaît l'abus.
On n'a parlé ici que du sacre de Reims, des cérémonies bizarres qui s'observent, et de la sainte ampoule, dont l'histoire est digne des Lapons. Un prince sage et éclairé pourrait abolir et la sainte ampoule, et le sacre même.
J'ai vu ici deux jeunes Français bien aimables: l'un est un m. de Laval Montmorency, et l'autre un Clermont-Gallerande. Ce dernier surtout a de la vivacité d'esprit, à laquelle est jointe une conduite mesurée et sage. Au lieu d'assister au sacre, ils voyagent. Ils ont été avec moi en Prusse, d'où ils se sont rendus à Varsovie, dans le dessein d'aller à Vienne.
Le Kain est venu ici; il jouera Œdipe, Orosmane et Mahomet. Je sais qu'il a été à Ferney, il sera obligé de me conter tout ce qu'il sait et ne sait pas de celui qui rend ce bourg si célèbre. J'ai vu jouer Aufresne l'année passée. Je vous dirai auquel des deux je donne la préférence, quand j'aurai vu jouer celui-ci.
J'ai toute la maison pleine de nièces, de neveux et de petits-neveux; il faut leur donner des spectacles qui les dédommagent de l'ennui qu'ils peuvent gagner en la compagnie d'un vieillard. Il faut se rendre justice, et se rendre supportable à la jeunesse. Ceci me regarde. Vous aurez le privilège exclusif de ne jamais vieillir; et quand même quelques infirmités attaquent votre corps, votre esprit triomphe de leurs atteintes, et semble acquérir tous les jours des forces nouvelles.
Que Minerve, qu'Apollon, que les muses et les grâces veillent sur leur plus bel ouvrage, et qu'ils conservent encore longtemps celui dont des siècles ne pourraient réparer la perte! Voilà les vœux que l'ermite de Sans-Souci fait pour le patriarche de Ferney. Vale.
Federic