Potsdam, ce 24 juillet 1775
Je viens de voir Le Kain.
Il a été obligé de me dire comme il vous a trouvé, et j'ai été bien aise d'apprendre de lui que vous vous promenez dans votre jardin, que votre santé est assez bonne, et que vous avez plus de gaieté encore dans votre conversation que dans vos ouvrages. Cette gaieté que vous conservez est la marque la plus sûre que nous vous posséderons encore longtemps. Ce feu élémentaire, ce principe vital, est le premier qui s'affaiblit lorsque les années minent et sapent la mécanique de votre existence. Je ne crains donc plus maintenant que le trône du Parnasse de vienne de sitôt vacant et je vous nommerai hardiment mon exécuteur testamentaire; ce qui me fait grand plaisir.
Le Kain a joué les rôles d'Œdipe, de Mahomet et d'Orosmane; pour l'Œdipe, nous l'avons entendu deux fois. Ce comédien est très habile; il a un bel organe, il se présente avec dignité, il a le geste noble, et il est impossible d'avoir plus d'attention pour la pantomime qu'il en a. Mais vous dirai je naïvement l'impression qu'il a faite sur moi? Je le voudrais un peu moins outré, et alors je le croirais parfait.
L'année passée, j'ai entendu Aufresne; peut-être lui faudrait il un peu du feu que l'autre a de trop. Je ne consulte en ceci que la nature, et non ce qui peut être d'usage en France. Cependant je n'ai pu retenir mes larmes ni dans Œdipe, ni dans Zaire; c'est qu'il y a des morceaux si touchants dans la dernière de ces pièces et de si terribles dans la première, qu'on s'attendrit dans l'une, et que l'on frémit dans l'autre. Quel bonheur pour le patriarche de Ferney d'avoir produit ces chefs d'œuvre, et d'avoir formé celui dont l'organe les rend si supérieurement sur la scène!
Il y a eu beaucoup de spectateurs à ces représentations: ma sœur Amélie, la princesse Ferdinand, la landgrave de Hesse, et la princesse de Würtemberg, votre voisine, qui est venue ici de Montbelliard pour entendre Le Kain. Ma nièce de Montbelliard m'a dit qu'elle pourrait bien entreprendre un jour le voyage de Ferney pour voir l'auteur dont les ouvrages font les délices de l'Europe. Je l'ai fort encouragée à satisfaire cette digne curiosité. Oh! que les belles lettres sont utiles à la société! Elles délassent de l'ouvrage de la journée, elles dissipent agréablement les vapeurs politiques qui entêtent, elles adoucissent l'esprit, elles amusent jusqu'aux femmes, elles consolent les affligés, elles sont enfin l'unique plaisir qui reste à ceux que l'âge a courbés sous son faix, et qui se trouvent heureux d'avoir contracté ce goût dès leur jeunesse.
Nos Allemands ont l'ambition de jouir à leur tour des avantages des beaux arts; ils s'efforcent à égaler Athènes, Rome, Florence et Paris. Quelque amour que j'aie pour ma patrie, je ne saurais dire qu'ils réussissent jusqu'ici; deux choses leur manquent, la langue et le goût. La langue est trop verbeuse; la bonne compagnie parle français, et quelques cuistres de l'école et quelques professeurs ne peuvent lui donner la politesse et des tours aisés qu'elle ne peut acquérir que dans la société du grand monde. Ajoutez à cela la diversité des idiomes; chaque province soutient le sien, et jusqu'à présent rien n'est décidé sur la préférence. Pour le goût, les Allemands en manquent sur tout; ils n'ont pas encore pu imiter les auteurs du siécle d'Auguste; ils font un mélange vicieux du goût romain, anglais, français, et tudesque et ils manquent encore de ce discernement fin qui saisit les beautés où il les trouve, et sait distinguer le médiocre du parfait, le noble du sublime, et les appliquer chacun à leurs endroits convenables. Pourvu qu'il y ait beaucoup d'r dans les mots de leur poésie, ils croient que leurs vers sont harmonieux; et, pour l'ordinaire, ce n'est qu'un galimatias de termes ampoulés. Dans l'histoire, ils n'omettraient pas la moindre circonstance, quand même elle serait inutile. Leurs meilleurs ouvrages sont sur le droit public. Quant à la philosophie, depuis le génie de Leibniz et la grosse monade de Wolff, personne ne s'en mêle plus. Ils croient réussir au théâtre; mais jusqu'ici rien de parfait n'a paru. L'Allemagne en est précisément comme était la France du temps de François 1er . Le goût des lettres commence à se répandre; il faut attendre que la nature fasse naître de vrais génies, comme sous les ministères des Richelieu et des Mazarin. Le sol qui a produit un Leibniz en peut produire d'autres.
Je ne verrai pas ces beaux jours de ma patrie, mais j'en prévois la possibilité. Vous me direz que cela peut vous être très indifférent, et que je fais le prophète tout à mon aise en étendant, le plus que je le peux, le terme de ma prédiction. C'est ma façon de prophétiser, et la plus sûre de toutes, puisque personne ne me donnera le démenti.
Pour moi, je me console d'avoir vécu dans le siécle de Voltaire; cela me suffit. Qu'il vive, qu'il digère, qu'il soit de bonne humeur, et surtout qu'il n'oublie pas le solitaire de Sans-Souci. Vale.
Federic