1776-06-30, de Paul Claude Moultou à Voltaire [François Marie Arouet].

Coment saurais-je écrire, Monsieur?
J'ai passé ma vie à Genève. Mais je sais préférer Tacite à Tite Live, et à touts deux quelcun qui pense come le premier, & qui écrit mieux que le second. Je n'ay donc que le mérite de sentir vivement celuy des autres. Vos éloges d'ailleurs ne me gâteraient point parceque je conais vôtre extrême politesse; Je voudrais les devoir à un peu de prévention, elle supposerait de vôtre part quelque amitié pour moi & je sais combien vôtre amitié m'honorerait.

C'est parce que le sujet que vous traités est la cause de touts les homes que vous devez seul le traiter, le genre humain est acoutumé à vous entendre, et s'il remet ses intérêts entre les mains de quelcun, Est-ce à vous ou à moy qu'il doit les confier? Plus j'y pense Mr& moins je conçois la logide des intolérants. Je ne conais point de question dont la solution dût être plus facile. Déjà il peut y avoir une diversité naturelle dans les esprits des homes come dans leurs corps qui ne sont pas touts formés d'une même complexion. Touts les homes n'ont pas les organes disposés de la même manière; un même objet ne saurait fère la même impression sur eux. La même eau qui parait froide à une main chaude, parait chaude à une main froide. En un mot s'il n'est pas certain qu'il y ait deux personnes au monde qui voient un objet de la même couleur, ou qui goûtant d'un même mets aient précisément la même sensation, parce qu'en effet leurs corps ne sont pas d'une parfaite conformité, il n'y a peut être pas deux homes qui sentent également le poid ou la force d'une même preuve, parce qu'ils n'ont pas reçu de la nature le même esprit. Et si cela est come il y a quelque apparence il y a des choses sur les quelles il est aussi ridicule de contester que de disputer sur les goûts. Et quand même on ne voudrait pas admettre cette première cause L'Education qui est une seconde nature sufirait pour rendre raison de cette diversité. Les Esprits aussi bien que les corps y sont come jettés & refondus de nouveau dans de différents moules, qui les changent si fort que tel est aujourd'huy un Esprit fin & délicat qui sans le secours de l'éducation serait devenu le plus grossier et le plus stupide de touts les homes. De lâ vient qu'à la Chine on pense tout autrement qu'en France, et que dans un même païs, dans une même ville, ceux qui ont étudié sous différents maîtres, jugent donc aussi des mêmes choses fort différement.

Mais je m'oublie, Monsieur, Je parle au Corrège des règles de la peinture; et je raisone quand je devrais vous interroger. Mon ouvrage n'est encore que dans ma tête& dans mes recueils, il faudra bien que je vous le montre, si je veux qu'il soit digne de vous. &c.