lundi matin [14 April 1749] à Versailles

Ie crois que vous ne cesserés jamais d'être injuste, come ie ne cesserai jamais d'être indulgente, de v͞s pardoner vos injustices, et de v͞s adorer.
Il n'y a qu'une chose que ie ne v͞s pardone pas, c'est de me gronder si peu, et de m'escrire une lettre si courte, mais coment votre coeur, s'il connoit le mien, et s'il en est digne peut il me soupçoner de ne v͞s auoir pas escrit en ariuant? Il ne faudroit pas p͞r cela v͞s aimer autant que ie fais, il ne faudroit que de l'amitié. Ie ne v͞s ai pas escrit par le courier de Mets, cela est vrai, ie ne sais pas même quel jour ce courier part, et ie ne m'en suis jamais serui que 2 ou 3 fois l'année passée, mais ie v͞s promets qu'en ariuant à Paris mon premier soin sera de m'en informer, et de n'en laisser jamais partir un sans v͞s escrire. Voilà come ie sais me vanger de vos injustices, mais v͞s, v͞s me faites croire que ce courier ne repasse pas par Luneuille. Si cela est come ie le crois, car ie n'ai jamais pu prendre encore sur moi de doutter vn moment de ce que v͞s me dites, escriués moi tous les jours, ie les receurai à la fois, mais du moins ie les receurai, et ie ne puis me paser de sauoir jour par jour, ce que v͞s faites, et ce que v͞s pensés, ie voudrois le sauoir à toutes les heures et à tous les momens. Ie v͞s promets de v͞s escrire tous les jours, mais prenés vos précautions p͞r receuoir mes lettres, car, par exemple, ce qui arriue aujourdhui est incroiable. M^r du Chatelet m'escrit de Luneuille du six, et me répond à vne lettre que ie lui ai escrite en arriuant, or il est très certain que celle que ie v͞s escriuois a été portée et mise à la poste en même tems, c'est toujours m^r de la Fons qui les porte, et ie v͞s ai dit de quelle éxactitude et de quelle sûreté est ce Lafonds. Coment pouués v͞s croire que ie manque à v͞s escrire, moi qui connois la sensibilité de votre coeur, moi qui serois au désespoir d'auoir à craindre p͞r votre santé, et qui sais quels effets l'inquiétude et le chagrin font sur elle, moi enfin qui v͞s escrirois quand v͞s ne deuriés pas lire mes lettres, p͞r auoir la consolation de v͞s parler et de confier au papier les peines, les inquiétudes, les agitations, et les transports de mon coeur? Coment pourois je v͞s oublier? Cela m'est impossible quand même v͞s m'i forceriés. Coment pourois je v͞s négliger? V͞s êtes le comencem͞t, la fin, le but, et le sujet continuel de toutes mes actions, et de toutes mes pensées. Ie tremble qu'on ne retienne mes lettres, si on ouuroit celle que ie v͞s ai escrit en réponse à vos tracasseries de Nanci, ie serois bien fâchée, car elle aigriroit encore, et ie voudrois adoucir, mais mandés m'en donc la suite, ne me laissés rien ignorer, non ne modérés point votre coeur, j'adore son impétuosité et jusqu'à ses injustices. Numérotés vos lettres come ie fais les miennes, dumoins si on les ouvre on ne poura pas les suprimer, mais après ce qui v͞s est ariué l'année passée coment pouués v͞s m'imputer les fautes de la poste, coment votre coeur ne prentil pas la défense du mien? Ne me soupçonés pas de v͞s tromper, de mettre deux lettres à la poste à la fois, ie suis incapable de ces petites finesses, mon coeur est tout ouuert et n'a rien qu'il déguise, mais il lui est bien sensible d'être soupçoné de fausseté, et de toutes vos injustices, c'est celle qui me coûteroit le plus à pardoner. Croiés mon cher amour, croiés bonheur de ma vie, que iamais mon coeur n'aura auec v͞s vn moment de distraction ni de négligence. Votre coeur, votre amour, la chaleur, et la sensibilité de votre âme sont p͞r moi la pierre prétieuse pour la conseruation de laquelle ie donnerois tout ce que i'ay et tout ce que ie suis.

Ie suis arriuée hier ici à 10 heures, m. de Richelieu m'attendoit auec quelqu'impatience et m'a grondée. Ie l'aurais bientôt apaisé si i'auois pu lui dire pourquoi i'étois partie si tard, mais v͞s sentés bien qu'il faut que l'épanchem͞t du coeur, l'amitié et la confiance mutuelle amènent les choses là, ie crois qu'il ne n͞s verait pas vn quart d'heure ensemble sans être au fait. N͞s auons beaucoup parlé du mariage de mon fils, ie voudrois p͞r mille raisons qu'il le fût, mais surtout p͞r n'auoir pas de raison p͞r reuenir ici. I'ay reçu votre lettre le matin à midi, i'ay frémi en la voiant si courte, i'ay été rasurée en la lisant, car ie v͞s aime bien mieux.