1737-01-02, de Gabrielle Émilie Le Tonnelier de Breteuil, marquise Du Châtelet-Lomont à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

Je reçois votre lettre du 29.
Ie ferois partir dans le moment le courier p͞r le bailly, mais ie crois plus prudent d'attendre la poste de vendredy qui à ce que i'espère m'aportera la réponse à vne lettre où ie v͞s faisois part d'une crainte que toutes les réflections que i'ai fait depuis confirment. Votre réponse sur cela pouroit me faire ajouter quelque chose à ma lettre, mais si elle n'ariue pas vendredi mon courier partira samedy. Cette lettre ne peut partir que vendredi au soir, ainsi mon courier v͞s portera peutêtre la mienne auant que cellecy soit arriuée. Ie v͞s ay mandé toutes mes craintes et tout ce que les Richelieux, les Tiriots et mil autres me mandent. Hélas il eût peutêtre suffi d'enuoyer vn courier au bailly come n͞s faisons aujourd'hui. Ie crains mortellement qu'on ne se fâche de son départ sans permission, que le ministère soupçonneux ne découure qu'il est en Holande, ou du moins ne soit sûr qu'il a caché sa marche et qu'il n'est point allé en Prusse, que s'il est en colère, ils ne prennent ce prétexte là p͞r s'en défaire, et qu'ils ne dise qu'étant sorti du rovaume sans permission ils ne veulent point qu'il y rentre. Si mes craintes sont vrayes, si on a animé le ministère contre lui par raport à moy, cet ex ministre dont ie v͞s ay parlé aura gagné sa cause, n͞s voilà séparés. Il n'i a qu'à le laisser où il est, dira t'on, et n͞s n͞s serions pris au trébuchet. Enfin votre amitié n͞s a séparés, n͞s a plongés dans l'enfer, c'est à elle à n͞s en retirer. Au nom de cete amitié et de mon malheur extrême, mandés moi la façon dont on a pris son départ à la cour. Il y a 15 jours que ie n'ay eü de ses nouuelles, ie crains qu'on ait retenus ses lettres, ie joins à tous mes maux l'inquiétude de sa santé qui est le plus grand de tous. Au nom de dieu songés aux dangers qu'il court d'être découuert en Hollande et de perdre par là l'espoir de reuenir icy. I'en mourrois de douleur, v͞s n'en douteriés pas si v͞s pouuiés voir celle qui me consume, et cependant i'ay encore de l'espérance, que sera ce si je la pers? Quand il sera tems de mander qu'il est tombé malade en chemin v͞s me le manderés. I'ay déjà mandé que son voyage seroit très long à cause de sa mauuaise santé et de la rigueur de la saison et que ie lui auois bien conseillé de séjourner en chemin p͞r se reposer. Quand le bruit qu'il est tombé malade en chemin sera répandu il poura reuenir icy quand v͞s le voudrés et y être plus de trois mois sans qu'on le sache à Paris si le ministère ne le cherche pas. Croyés moi ne le laissés pas longtems en Hollande, il sera sage les premiers tems, mais souuenésvous qu'ilest peu de vertuqui résiste sans cesse. Il ne peut aller en Prusse,v͞s en estes conuenu, tâchons donc qu'il reuienne. Voicy encore vn expédient, ie puis si v͞s voulés aller en Loraine et qu'il comence par reuenir à Luneuille et accoutumer le ministère peu à peu à son retour. Il sera tombé malade en allant en Prusse, il aura été à Plombieres, et de là à Lunéuille. Voyés. Ie l'aimerois bien mieux icy, mais si Luneuille étoit plus sûr et plus promt, il n'i a rien que ie ne fasse.

Dès que i'auray la réponse du bailly ie lui enuoiyerray vn courier, fût il à Constantinople. Ainsi si v͞s voulés lui escrire en liberté v͞s n'aurés qu'à donner la lettre à mon courier et quand v͞s lui escrirés par quelque voie que ce soit v͞s ne pouués trop lui adoucir l'esprit, et le préparer à son retour, et lui marquer l'extrême danger qu'il court de ne plus reuenir quand il le voudra s'il ne reuient pas quand il le poura. V͞s aurés plus de peine à le faire reuenir que n͞s n'en auons eü à le faire partir, soyés en sûr. Recomandés lui la sagesse et l'incognito.

V͞s ne me mandés point ce que v͞s pensés de la lettre que m'as escrit le bailly, car elle doit v͞s faire voir, ou que l' on est bien dissimulé, ou que l'orage en question est apaisé, elle doit vous prouuer surtout que ce n'est pas du comerce du p. de Prusse dont il s'agit, come n͞s le crojons, ce n'est pas non plus du mondain, de quoy estce donc? Voilà ce que v͞s ne me déuelopés point, et ce qui seroit cependant bien essentiel à sauoir. V͞s ne me mandés point non plus si v͞s ne craignés pas que l'on parle à mr du Chastellet qui compte aller incessamment à Paris. Cela est pourtant bien essentiel car ie pourois empêcher ce voyage à toute force, mais il ne faut pas vser son crédit si cela est inutile. Tirés moi d'inquiétude ie v͞s prie. Ie vais faire mon possible p͞r que cette lettre parte aujourd'huy. Cela est bien hazardé, ie suis à 4 lieuës de toutes les villes. Samedi mon courier partira. Mr du Chastellet est allé en Loraine, ie veux profiter de ce tems là p͞r le faire partir.

Adieu, plaignés moi, pardonnés moi mes importunités, et consolés moi par vos lettres et sur tout par votre amitié. V͞s deués sauoir depuis longtems que votre ami n'est point à Bruxelles. Il n'a fait qu'y coucher, il est allé tout droit en Hollande. Estce que v͞s n'auriés pas reçu toutes mes lettres? car je v͞s l'ay mandé expressém͞t. Autre inquiétude qu'il faut leuer. Escrivés moi par la poste sans attendre mon courier.