1736-12-27, de Gabrielle Émilie Le Tonnelier de Breteuil, marquise Du Châtelet-Lomont à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

Vos lettres portent la paix et la consolation dans mon âme, Monsieur, et ie v͞s jure que i'en ay bien besoin.
V͞s aurez reçu vne lettre de moy par la dernière poste où ie v͞s faisois part d'un projet p͞r le bailly de Froulay. Ie souhaitte que v͞s l'aprouuiez, et ie le crois bien nécessaire, car ie crains toujours qu'on ne croie point ce départ de mr de V. et qu'on reparle au mois de januier à mr du Ch. Ie retarderay bien son départ jusqu’à ce que ie sois sûre du contraire, et quand on aura promis au bailli de ne rien faire sans l'en auertir sur m. de Volt. on ne fera rien, sur tout, sur ce qui me regarde. Enfin j'attens votre réponse p͞r me décider.

Mandez bien à mr de V. qu'il ne faut pas que son voyage soit trop long, et ne craignés point qu'il soit trop court. Il aura bien des affaires où il va et ie v͞s le répète, il ne faut pas l'y laisser trop longtems. Il finira sûrement sa philosophie auant de trauailler à autre chose, mais la finir c'est la faire imprimer, car elle est faite. Il l'enuoyera à Paris aussi. Ainsi il n'i aura rien à lui dire, mais peutêtre dans sa chaise de poste fera t'il vne tragédie. Il en auoitvne de comencée dont j'ay vû le plan. V͞s saués que chez lui vne Etude n'exclut point point l'autre. Il va corriger tous ses ouurages. Recomandez lui la sagesse dans cette Edition, la tranquilité de sa vie en dépend. Ie voudrois du moins que ce malheur cy affermit notre bonheur p͞r toujours, et cela ne se peut sans que le bailly parle. Il n͞s faut vne compagnie d'assurance p͞r dormir en repos, mais que n͞s somes loin de cet état! Chaque pas qu'il fait met vn vniuers entre lui et moi. J'ay reçu des nouuelles de lui de Bruxelles. Si sa santé soutient tant de tourment ce sera bien heureux. Il me mande qu'il est bien faible et bien harassé. Quelle saison, et quel voyage! mais tout vaut mieux que la lettre à m. du.. et ie ne cesseray de v͞s remercier de me l'auoir fait Euiter. Il n'a pas séjourné à Bruxelles, et i'en suis bien aise. Rousseau y est et de plus il y est trop connu. Il va droit à Amsterdam p͞r présider à l’édition de ses ouurages. J'ay eu de ses nouuelles d'Anuers du 20. Il alloit s'embarquer sur les canaux, i'espère qu'il est ariué àprésent. Recomandés lui ie v͞s prie de se bien cacher. Il m'i parait bien résolu. Il Euitera par là tous les comentaires qu'on feroit sur son séjour en Holande, sur tout ayant annoncé qu'il alloit en Prusse, cela auroit l'air de quelque dessein caché, ou de füir.

Ie crois que v͞s aués bien raison, s'il restoit trop longtems on le prendroit au mot, et si v͞s le lui mandez cela suffira p͞r le déterminer. Ne craignés que la longueur de son voyage, la liberté a de grans charmes, et les libraires ne finissent point. Quelque chose qui arriuât et quelque fauorablem͞t que les choses se tournassent il passera sûrement l'hiver où il est. Ie l'aime trop véritablement p͞r souferir qu'il se remit en chemin par le mauuais tems, ainsi i'espère que ce terme sufira. Vne de mes espérances c'est que l’édition de ses ouurages l'ocupera et le consolera. Ie sais l'effet que le chagrin fait sur lui et ie v͞s jure que l'inquiétude de sa santé fait mon plus grand malheur. Les lettres que v͞s lui escrirés à Bruxelles lui seront rendües jusqu’à ce qu'il v͞s ait doné vne adresse à Amsterdam. Ce sera là vraisemblablement que il se fixera. Sur tout qu'il ne sache rien du dessein qu'on auoit d'escrire à mr du Ch. Consolés le et dites lui qu'il faut qu'il Borne son absence, qu'une trop longue lui feroit vn tort irréparable, et qu'il soit sage, et caché. J'auois laissé le présent de ml͞l Gossein à votre discrétion. Ainsi c'est autant d'espargné. Je seray charmée qu'on reprenne l'enfant et lui aussi. Nos rois ne réusisent pas en tragédie. Les comédiens et le public seroient bien à plaindre sans lui. Son départ p͞r la Prusse est mis dans la gazette d'Hollande du 21e décembre. Quand il en sera tems n͞s y ferons mettre qu'il est tombé malade en chemin et puis on n'en parlera plus, et il reuiendra quand v͞s n͞s le dirés. Il faut même que v͞s fassiés attention qu'il poura être icy plus de trois mois sans qu'on le sache reuenu à Paris. Cela le dispensera d'escrire et fera vn grand bien. Si tout le monde comptoit come moi il auroit déjà plus d'une anée d'absence. Permetés moi de faire vne réflexion auec v͞s sur la conduite que le ministère tient auec lui, qui me paroit bien singulière, car s'il v͞s plait que peut on gagner à l'inquiéter tous les jours et à le forcer de quitter sa patrie? Tant qu'il y est, il est obligé d’être sage. Qui l'y obligeroit s'il auoit perdu l'espoir d'y reuenir? Le projet qu'on auoit d'escrire à mr du.. étoit contre moi et non contre lui, c’étoit lui donner vn auis et seulement faire mon malheur. Le g. d. s. sait les chaines que n͞s lient, il sait que l'enuie de viure auec moi le contiendra. Quel plaisir trouue t'il à remplir notre vie d'amertume? N͞s ne somes point ses ennemis, et n͞s ne le voulons point être. Cela me jette dans des réflexions où ie me pers, et me fait croire qu'il faut que le bailly parle. S'il le fait ce sera auec sagesse. Plus i'y pense plus ie crois qu'on auoit pris ombrage du comerce du p. royal, mais que la démarche que i'ay faite d'enuoyer les lettres au g. d. s. l'a apaisé. Ie ne sais coment il prendra son départ.

Je reçois par cette poste vne lettre de m͞e de Richelieu fort embarassante. Ie v͞s ay mandé à peu près ce que contenoit celle que ie lui auois escrite. Elle plaint mon malheur, mais elle condamne V . . . d'auoir pris sitôt le parti d'aller en Prusse. Il me parait qu'elle le croit mais come elle sait l'excès de son attachem͞t p͞r moi elle se doutte bien qu'il ne m'a pas quittée àpropos du p. royal seul. Là dessus elle me fait des reproches de notre peu de confiance en elle. Il n'i a rien à craindre dit elle quand elle ne craint pas, elle a la parolle du g. d. s., les bruits du mondain sont apaisés, n͞s ne la consultons jamais. Elle craint que le g. d. s. ne prenne en mal vn départ sans permission mais elle lui en parlera. Voilà sa lettre. Ie répondray sur le même ton sur lequel ie lui ay écrit la première fois, et si jamais elle sauoit la vérité ie lui diray que ie n'ay osé la confier à la poste. Elle est pleine d'amitié et de bonne volonté, mais elle a bien moins de véritable crédit sur l'esprit du g. d. s. que le bailly.

Enfin v͞s me mettés à mon aise en étant de mon auis sur le voyage de Prusse. Mandés le lui donc, ie v͞s prie, ne parlons plus de ce projet qui me faisoit mourir de douleur et de crainte. Soyés sûr qu'il va corriger l'enfant suiuant vos remarques.

V͞s saués sans doutte que n. p. royal est le même à qui son ogre de père à voulu faire couper la tête il y a trois ou quatre ans.