Ange tutélaire de deux malheureux, i'ai enfin reçu des nouuelles de votre ami de la frontière.
Il y est arriué sans accident et en bonne santé. Sa malheureuse santé soutient toujours mieux les voyages qu'on n'oseroit l'espérer parce qu'en voyage il trauaille moins. Cependant quand ie regarde la terre couuerte de neige, le tems couuert et Epais qu'il fait, quand je songe dans quel climat il va, et l'excessiue délicatesse dont il est sur le froid ie suis prête à mourir de douleur. Ie suporterois son absence si ie pouuois me rassurer sur sa santé. Il faut que je suspende vn moment ma douleur p͞r v͞s rendre compte de ses projets, des miens, de ses démarches, et des miennes.
Il est allé à Bruxelles attendre de mes nouuelles et des vôtres. C'étoit la ville la plus proche et la plus comode où il pouuoit en attendre. Ainsi dès que v͞s aurés reçu cette lettre, escriués lui à M r de Reuol, négotiant à Bruxelles. Il y attendra sûrement votre lettre. Ie suis assez fâchée de le sauoir dans la même ville que Rousseau mais j'espère qu'il ne s'i fera pas connoitre. Il ira de là à Amsterdam où l'on fait actuellement vne édition complette de ses ouurages, et cela malgré lui, car sous prétexte de corrections il la recule depuis plus d'un an. Mais les libraires lui ont signifié qu'ils n'attendroient plus, et qu'ils trauailleroient sans ces corrections. I'ay vu les letres. Il va donc trauailler et présider à cette édition. Il donnera à ce qu'il m'a promis dans cette occasion des marques de sa sagesse, surtout p͞r les petites pièces fugitiues, et p͞r les L. ph.. Il empêchera qu'on cotte ces dernières au nombre des tomes, et qu'on n'i mette son nom. Il mettra ce temps àprofit p͞r consulter Boërhaue sur sa santé, p͞r songer sérieusement à la rétablir par vn régime suiui, et enfin il y fera imprimer son Essay sur la philosophie de Neuton qui est vn ouurage qui mérite ses soins et qui lui fera grand honneur. Pendant tout ce tems il ne se fera connoitre à personne et son libraire seul aura son secret. Ce libraire dépend de lui et le lui gardera sûrem͞t, car il en attend sa fortune.
Voilà quelle sera sa conduite et ie trouue assés sensé d'employer le tems où il faut que n͞s soyons séparés à donner vne édition sage et correcte de ses ouurages, à faire imprimer vn ouurage qui peut acroitre sa réputation, et à rétablir sa santé. Il enuoyera ce liure sur la philosophie à Paris p͞r y être imprimé auec approbation, car il n'i a rien dedans qui puisse L'empescher, et cela auec l'enfant prodigue poura faire vn très bon effet. Mais le fondement de toute sa conduite est qu'on l'ignore en Hollande et qu'on le croie en Prusse. Comme il y a 150 lieuës de chemins presqu'impraticables, que la saison est fort rude et sa santé connuë p͞r très mauuaise on ne sera point Etonné qu'il ne soit point arriué et qu'il soit longtems en chemin. Ensuite dans six semaines ou deux mois on dira qu'il est tombé malade en allant ce qui n'est que trop vraisemblable pouruu encore que cela ne soit pas réel. V͞s voyés que tout dépend de sa sagesse en Holande et de son incognito. Assurés v͞s de l'un et de l'autre. Ie vois par la douleur extrême dont ses lettres sont remplies qu'il n'i a rien qu'il ne fit, même les choses les plus oposées à son caractère, p͞r passer sa vie auec moi. Ie luy ay fait sentir la nécessité d'être sage et ignoré p͞r y paruenir. Ainsy il sera sûrement l'un et l'autre. Ie ne veux point absolument qu'il aille en Prusse, et ie v͞s le demande à genoux. Il seroit perdu dans ce payis là, il se passeroit des mois entiers auant que ie pusse auoir de ses nouuelles, ie serois morte d'inquiétude auant qu'il reuint. Le climat est horriblement froid. De plus coment reuenir d'un moment à l'autre? Aulieu qu'en Hollande il est come si il étoit en France, on peut se voir d'une semaine à l'autre, on a des nouuelles. Ses affaires ne sont point désespérées. Vous me flattés qu'elles finiront peutêtre dans quelques mois. Pourquoy donc aller si loin?
Ie pouray ce printems le reuoir à la cour de m͞e de Loraine quelque part où elle soit, ou dans quelque maison tierce, n'i ayant point d'ordre qui l'en empêche! Cette espérance me fait viure, si v͞s me l'ôtez, v͞s me ferez mourir. Son séjour en Hollande peut lui être vtile, celui en Prusse ne peut que lui nuire. Toutes ces réflexions ne sont rien encore auprès de celles que me fournit le caractère du roy de Prusse. Le p. royal n'est pas roy, quand il le sera n͞s irons le voir tous deux, mais jusqu'à ce qu'il le soit il n'i a nulle sûreté. Son père ne connoit d'autre mérite que d'auoir 10 pieds de haut, il est soupçonneux, et cruël, il hait et persécute son fils, il le tient sous vn joug de fer, il croiroit que mr de V. lui doneroit des conseils dangereux, il est capable de le faire arrêter dans sa cour ou de le liurer au g. d. s. En vn mot point de Prusse ie v͞s en suplie, ne lui en parlés plus, recomandez lui de se cacher et d'être sage, et ne paraissés point instruit de ce qu'il compte faire en Hollande. Il ne manquera pas de v͞s le mander. Voilà ses projets et les miens, voicy notre conduite.
Ie n'auois escrit à personne cncore, et il me mande: J'escris à m͞e de Richelieu mais ie ne lui parle presque pas de mon malheur, ie ne veux pas auoir l'air de me plaindre. Il faut considérer que quand il a escrit cela à m͞e de Richelieu il ne doutoit pas qu'il n'i eût vn ordre contre lui. N͞s croyons l'un et l'autre que ie le trouuerois arriué à Cirey à mon retour, car je fus le conduire quelque tems (ainsi cela n'a nullem͞t eü l'air d'une fuite). Ce presque pas m'a embarassé sur la façon dont i'escrirois à m͞e de Richelieu, car que l'un mande blanc et l'autre noir cela n'est pas raisonable, et marque vne défiance qui empêche les gens de v͞s seruir dans la suite. Voicy le parti que i'ay pris. I'ay mandé à m͞e de Richelieu son voyage en Prusse, que les instances du p. royal L'ont rendu indispensable, que i'espérois que pendant son absence elle ne l'oublieroit pas, que ie la priois de parler de son voyage au g. d. s., qui i'espérois qu'il ne les désaprouueroit pas, que la reconoissance seule le lui auoit fait entreprendre, et que ie la priois de profiter de cette occasion et de son absence p͞r tâcher de démesler les dispositions du g. d. s. et le faire expliquer sur son compte, qu'elle lui fit sentir combien il seroit honteux à lui de persécuter vn homme que les princes Etrangers traitoient auec tant de considération, que il ne donneroit jamais rien au public qui pût donner le moindre prétexte contre lui, qu'il deuoit être content de sa conduite depuis qu'il étoit icy, que le mondain ne pouuoit pas être vn prétexte sérieux, que cependant on l'auoit menacé quoiqu'il ne fût point imprimé, que depuis un an il auoit donné une comédie et vne tragédie et que des menaces ne deuoient pas être la récompense d'un home qui faisoit tant d'honneur à son payis. Voilà le précis de ma lettre, celle que i'ay escrite au bailly est à peu près sur le même ton; dureste i'ay mandé tout simplem͞t son départ aux autres sans entrer dans aucun détail. Voilà ma conduite, et ie n'en auray point d'autre àmoins que v͞s ne me le marquiés. Pardonez moi la longueur de cette lettre, i'ay cru nécessaire de v͞s dire tout cela. En m'escriuant sous le nom de m͞e de Chambonin mettés simplement à Bar sur Aube. Le nom de Cirey est inutile et ne seruiroit qu'à exciter la curiosité. I'enuoie chercher mes lettres à Bar sur Aube.
Adieu respectable et tendre amy, ne v͞s lassés point de me faire du bien ni de receuoir les assurances d'une reconnoissance qui durera autant que ma vie.
Je v͞s ay escrit ce matin par Vassy vne lettre p͞r les curieux qui ne veut rien dire.
vendredi 21 [December 1736] à midy