mardi 22 [January 1737]
Je trouue vne occasion sûre p͞r v͞s escrire, et v͞s croyez bien que ie ne la manqueray pas.
Aués v͞s reçu mon paquet par le carrosse? S'ils l'ont visité me voilà vne personne perduë. I'espère être bientôt tirée d'inquiétude, et que v͞s me manderés ce qui en est. Il y a des siècles que ie n'ay eü de vos nouuelles, mais ie m'imagine bien que v͞s n'aués rien à me mander, que v͞s attendez que ie v͞s instruise de la response du bailly, et que votre coëur veille toujours p͞r n͞s. I'attens de votre réponse par le carosse mon bien ou mon mal, ma vie ou ma mort. Mon courrier p͞r la Hollande a toujours ses bottes graissées. Ie v͞s ay escrit hier p͞r v͞s dire que j'auois eü des nouuelles du 8. On partoit p͞r Amsterdam le 13 toujours dans l'intention d'y faire imprimer la philosophie, elle est même annoncée dans la gazette come étant sous presse. I'espère que les lettres qu'il receura de moi, et celles que v͞s lui aués escrit sur ce sujet à ma prière le feront changer d'auis. Ie regarderois cela come vne fausse démarche, il y a surtout vn chapitre sur la métaphisique qui y est bien déplacé et bien dangereux. Il seroit forcé de l'ôter à Paris p͞r auoir l'aprobation, mais en Hollande il le laissera. Enfin ie regarde come vn coup de parti p͞r son bonheur d'empêcher que cette edition d'Amsterdam de sa philosophie ne précède pas celle de Paris. Ie n'ay rien Epargné p͞r l'en dissuader, i'espère que v͞s en aurés fait autant. Ie v͞s en ay mandé mes raisons aussi bien que mes instances p͞r qu'il fût d'une sagesse extrême dans cette nouuelle édition de ses oeuures; elle est annoncée dans la gazette reuuë par lui meme. Il doit sentir à quoi cette annonce l'oblige, et surtout qu'il n'i mette point le mondain. Il faut à tout moment le sauuer de lui même et i'emploie plus de politique p͞r le conduire, que tout le Vatican n'en employe p͞r retenir la crétienté dans ses fers. Je conte que v͞s me seconderés. Toutes mes lettres sont des sermons, mais on est en garde contre eux, on dit que i'ay peur de mon ombre, et que ie ne vois point les choses comme elles sont. On n'a point ces préuentions contre v͞s, et vos auis le décideront.
On m'envoie par la lettre du 8 la copie d'une lettre au p. royal, qui est très bien et très sage de toutes façons, mais voicy ce que i'y trouve. I'auray la hardiesse d'enuoyer à votre altesse royale vn manuscrit que ie n'oserois jamais montrer qu'à vn esprit aussi dégagé des préjugés que le vôtre, et à vn prince qui parmi tant d'homages mérite celui d'une confiance sans bornes.
Ie connois ce manuscrit, c'est vne métaphisique d'autant plus raisonable qu'elle feroit brûler son home, et c'est vn liure mil fois plus dangereux et assurém͞t plus punissable que la pucelle. Jugés si i'ay frémi. Ie n'en suis pas encore reuenuë, d'étonnement et ie v͞s auouë aussi, de colère. I'ai escrit vne lettre fulminante, mais elle sont si longtems à arriuer que le manuscrit poura bien être parti auant qu'elles arriuent du moins on me le fera accroire, car n͞s somes quelquefois entêtés, et ce démon d'une réputation (que ie trouue mal entenduë) ne n͞s quitte point. Ie v͞s auouë que ie n'ay pu m'empêcher de gémir sur mon sort, quand i'ay veu combien il falloit peu comter sur la tranquilité de ma vie. Ie la passerai à combattre contre lui p͞r lui même, sans le sauuer, à trembler p͞r lui, ou à gémir de ses fautes, et de son absence. Mais enfin telle est ma destinée, et elle m'est encore plus chère que les plus heureuses. Il faut que v͞s m'aidiez à parer ce coup s'il est parable, car vous sentés bien que cette imprudence le perdra tôt ou tard sans retour. Le p. royal ne gardera pas mieux son secret qu'il l'a gardé lui même, et soit tost soit tard cela transpirera. De plus le manuscrit passera par les mains du roi de Prusse et de ses ministres auant d'arriuer jusqu'à ce prince dont v͞s croyés bien que tous les paquets sont ouuerts par son père. V͞s croyés bien que mr de la Chetardie, assés oisif d'ailleurs, a en recomandation de sauoir ce qui se passe entre le p. royal et V. le plus qu'il poura. Enfin quand il n'i auroit que la disparate d'une telle conduite, d'aller confier à vn prince de 24 ans dont le coeur ni l'esprit ne sont encore formés, qu'une maladie peut rendre déuot, qu'il ne conoit point, le secret de sa vie, sa tranquillité et celle des gens qui ont attaché leur vie à la sienne, en vérité il deuroit ne le point faire. Si vn ami de vint ans lui demandoit ce manuscrit, il deuroit le lui refuser, et il l'enuoie à vn inconnu et prince! Pourquoi d'ailleurs faire dépendre sa tranquilité d'un autre et cela sans nécessité par la sotte vanité (car je ne puis falsifier le mot propre) de montrer à quelqu'un qui n'en est pas juge, vn ouvrage où il ne vera que de l'imprudence? Qui confie si légèrement son secret mérite qu'on le trahisse, mais moi que lui ai je fait p͞r faire dépendre le bonheur de ma vie du p. royal? Ie v͞s auouë que ie suis outrée, v͞s le voyés bien, et ie ne puis croire que v͞s me désaprouuiés. Ie sens que quand cette faute sera faitte, s'il ne falloit donner que ma vie p͞r la réparer ie le ferois, mais ie ne puis voir sans vne douleur bien amère qu'une créature si aimable de tout point veuille se rendre malheureuse, par des imprudences inutiles, et qui n'ont pas même de prétexte.
Ce que v͞s pouués, et ce dont ie v͞s suplie c'est de lui escrire, que vous saués que le roy de Prusse ouure toutes les lettres de son fils, que mr de la Chetardie Epie tout ce qui le concerne en Prusse, et qu'il ne peut être trop réserué dans tout ce qu'il enuoyera et tout ce qu'il escrira au p. royal et que c'est vn auis que v͞s croyés lui deuoir, sans entrer dans aucun détail, car il ne me pardonneroit jamais cette lettre cy s'il en auoit connoissance, et cependant il faut parer ce coup ou renoncer à lui p͞r toujours.
M͞e de Richelieu n'a point parlé au g. d. s. et i'en suis bien aise, car il eût pu la broüiller auec moi, mais elle soutient toujours sur le ton le plus affirmatif, et mr de Richelieu aussi, qu'elles ont la parolle du garde des scaux, de ne jamais rien faire contre mr de V. sans les en auertir et que sur cela n͞s deuions dormir en repos. Ie ne sais qu'en croire, mais ce qui est sûr, c'est que cette parole est la seule chose que ie leur aye demandé depuis que j'habite Cirey, et qu'ils ne m'ont jamais dit l'auoir que depuis quinze jours. Mandés moi ce que v͞s en pensés. Aparement que d'escrire à mr du Ch. n'étoit pas du marché.
Si on auoit intercepté mes lettres il est bon de v͞s dire qu'un gros paquet de lettres très importantes doit v͞s être arriué dimanche vint par le carosse de Bar sur Aube dans une petite boïte sous des homes de verre et que ie comptois que votre réponse repartirait par la même voie ce samedi 26.
Aués v͞s reçu un chevreüil, qui peutêtre est arriué pouri?
Adieu. Escriués moy. Vos lettres sont la consolation et la médecine de mon âme. Elles me manquent depuis quinze jours. Rendés les moi et conserués moi votre pitié et votre amitié. L'homme qui v͞s rendra cette lettre reste à Paris.