1734-05-22, de Gabrielle Émilie Le Tonnelier de Breteuil, marquise Du Châtelet-Lomont à Pierre Louis Moreau de Maupertuis.

Il y a bien longtems que ie ne v͞s ay escrit monsieur et que ie n'ay reçu de vos nouuelles.
I'ay sur le cœur vne perfidie que v͞s m'aués fait de m'enuoyer deux p͞r et contre sous la même enuelope et moyennant cela de me voler vne lettre. I'ay enuoyé au malheureux Voltaire la lettre. Si elle paruient jusqu’à lui ie sais qu'elle lui fera vn plaisir extrême car ie connois son estime et son amitié p͞r v͞s. J'ignore absolument son sort, ie n'en ay point eü de nouuelles depuis son départ. I'espère qu'il aura pris son parti d'aller ou à Basle ou à Geneue. I'en attens des nouuelles auec impatience car ie suis très en peine de sa santé. Ses affaires suiuant ce que l'on me mande prennent vn fort mauuais train. Ie crois à présent son liure dénoncé au parlement. C'estvn dessein formé de le perdre. Ses amis seuls sont à plaindre puis que ie preuois auec vne douleur extrême que cela va n͞s en priuer p͞r toujours. P͞r lui il retrouuera sa patrie partout, et ie v͞s auouë que quelque triste que cela soi ie l'aime cent fois mieux en Suisse qu'au château d'Ossone. Si on pouuoit attendre quelque chose de la justice des homes, ie ne craindrois point que son liure pût lui faire vne affaire sérieuse juridiquem͞t, mais il est aisé de voir qu'il est jugé auant que d’être dénoncé et que c'est l'auteur et non le liure qu'on veut condamner. J'ygnore coment il prendra cette nouuelle injustice. Ie ne crois pas qu'il soit tenté de faire aucune démarche p͞r reuenir dans vn payis où il en a tant essuyé, et ie ne vois pas même ce qu'il pouroit faire p͞r sa défence. Il est affreux qu'on y ait mis son nom, cette circonstance seule doit bien prouuer qu'il n'a eu nulle part à l’édition. I'ay mandé son adresse à Lacondamine et l'ay prié de v͞s la dire. Ie v͞s demande de lui escrire ce que v͞s aprendrés. Il m'a assuré qu'elle étoit sûre et quelque part où il fust ses lettres lui seraient renduës. Ie v͞s prie de ne la dire à personne. Ie suis bien persuadée qu'il profiteroit des sages conseils que v͞s lui donnés s'il étoit jamais à portée de le faire, mais son sort me paroit se décider d'une manière triste p͞r ses amis et honteux p͞r ses ennemis, ils en rougiront trop tard. Adieu monsieur, donnés moi de vos nouuelles ie v͞s suplie. I'espère aller prendre de vos leçons vers les 1ers jours de juin et v͞s dire moimême combien ie sens le prix de votre amitié et combien ie la désire.