1737-11-25, de Gabrielle Émilie Le Tonnelier de Breteuil, marquise Du Châtelet-Lomont à Pierre Robert Le Cornier de Cideville.

Vos bontés p͞r mr Linant, Monsieur, m'engagent à v͞s faire part de ce qui le regarde.
Il v͞s en aura peutêtre même déjà escrit, et come ie fais vn cas extrême de votre estime, ie veux bien v͞s rendre conte de ce que ie pense sur le nouuel établissem͞t dont il se flatte. Premièrement mr Linant ne s'est adressé ni à moi, ni à mr de V. dans ses desseins. Il a fait son petit complot auec mr de Keiserling et n'en a parlé à mr de V. que deux mois aprés le départ de Ce baron, et aprés lui auoir escrit plusieurs fois, et reçu plusieurs de ces lettres. Enfin quand il a cru qu'il n'auoit plus que son paquet à faire, mr de V. dont la bonté est beaucoup trop grande, s'étoit d'abord liuré à tout ce que mr Linant désiroit, mais ne voulant rien faire sur vn home qui est à moi, et qu'il m'a donné, il m'en parla. Ie v͞s auouë que ie fus extrêmen͞t piquée et de la chose, et de la façon. Ie trouuay que mr Linant s'étoit conduit (pardonés moi la comparaison) come vn domestique qui quitte son maitre p͞r 100lt de plus ou de moins. Ie croyois que l'éducation de mon fils méritoit tous ses soins, que loin de la regarder come vn pis aller il deuoit comter sur elle p͞r se faire connoitre dans le monde, et que jamais il n'auroit dû penser à le quitter auant qu'elle fût acheuée. S'il se fût conduit ainsi, et qu'il n'eût songé à voyager que lors que mon fils entrera à l'académie, ie l'en eusse récompensé au centuple, et même mr de V. peut me rendre la justice de dire que mon projet étoit de faire vne pention à mr Linant, et de ne le jamais laisser manquer aprés l'éducation de mon fils. Ie crois que c'est à cela qu'il faut mettre sa gloire, mon fils est assés grand seigneur p͞r cela, et quand il ne le seroit pas, c'est le premier deuoir, et on est toujours assés riche p͞r faire son deuoir, mais ie v͞s auouë que son procédé m'a choquée. J'ay vû jusqu'à quel point ie pouuois comter sur son attachem͞t et de quels sentimens son âme étoit capable. I'eusse peutêtre dû le renuoyer sur le champ auec sa chimère, mais ma considération p͞r ses protecteurs, mr de V. et v͞s, monsieur, me l'ont fait garder malgré ma juste colère. I'ay seulem͞t l'exigé de mr de V. qu'il ne se mêlât point de son affaire auprès du p. royal, et qu'il lui laissât faire son marché sans y entrer p͞r rien. J'aurois pu d'un mot renuerser toutes ses espérances, et le punir de son ingratitude, mais ie ne sais point nuire. Ie v͞s auouë cependant que ie crois le p. royal trop poly p͞r prendre vn home qui est chés moi sans que c'étoit moi qui le lui donne. Quoiqu'il en soit, ie ne le seruirai, ni ne le déseruiray. I'ay Exigé la même chose de mr de V. mais la bonté de son coeur pouroit bien l'emporter sur ce qu'il m'a promis.

Voilà monsieur à quoi en est l'affaire. Ie ne sais si v͞s saués que ce baron allemand est vn officier des troupes de Prusse par qui le p. royal a enuoyé son portrait à mr de V., qui a fait le voyage de Prusse exprés p͞r cela et qui s'en est retourné tout de suite. Ie doutte qu'il eût dans ses instructions de disposer des gens qui me sont attachées. Ie crois qu'en cela, il a beaucoup passé ses pouuoirs. Mr Linant et lui se sont tous deux conduits très mal. Le premier n'a mis du normand dan son affaire que la fausseté et non l'adresse. V͞s monsieur v͞s n'en aués que les talens, mais tout le monde ne v͞s ressemble pas. Il a cru m'apaiser en me disant qu'il me dédieroit sa tragédie, mais ie ne mets pas ma gloire à receuoir des louanges que ie ne mérite pas mais à m'attirer la considération que ie mérite. Ce n'est pas ainsi qu'il m'apaisera, c'est en racheuant auec attachementl'éducation de mon fils. Alors vn mot de moi ou de mr deV.auprés du prince royal fera plus p͞r sa fortune que toutes les promesses indiscrètes du baron.

Ie dois v͞s dire que ie suis infiniment contente de la soeur. Elle me sert à merueille mais ce qui m'a le plus touchée, c'est qu'elle répondit L'autre jour à mr de Voltaire qui lui parloit des desseins de son frère, qu'il étoit fou et que p͞r elle elle ne le vouloit point suiure, et qu'elle m'étoit trop attachée p͞r me quitter. Si elle continuë ie ferai en sorte qu'elle ne se repente pas de son attachement p͞r moi.

I'espère monsieur que v͞s verrés dans ce détail ma justification aussi bien que mon estime, et ma considération p͞r v͞s.

Mr de V. me charge de v͞s dire les choses les plus tendres de sa part. Il n'escrit à persone, mais il veut v͞s escrire, et ce sera incessament. Son séjour comence à se déuulguer, mais il trouue que les comerces épistolaires sont trop dangereux. P͞r le vôtre dans lequel il ne trouue que mil agrémens et vne amitié inuiolable, il ne le quittera jamais. N͞s espérons toujours v͞s voir à Cirey quelque jour. Cette lettre est bien indigne de seruir de réponse à celle dont v͞s m'aués honorée, mais elle est trop longue p͞r y ajouter autre chose que les assurance de ma parfaite estime et de mon amitié. Ie répondrai à votre charmante lettre au 1er jour.