1737-01-28, de Gabrielle Émilie Le Tonnelier de Breteuil, marquise Du Châtelet-Lomont à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

Je me meurs de peur que v͞s ne soyez fâché contre moy.
V͞s m'accablés de bien faits et d'attentions, et ie résiste à vos volontez. Ie v͞s ay respondu vne lettre pleine d'objections au lieu de ne v͞s parler que de ma reconoissance, mais aussi mon obéissance réparera, ma résistance. Mon courier partira demain matin, i'enuoieray par lui ma lettre au B., la réponse du B . . , vos lettres du dernier ordinaires, et on se décidera à ce que j'espère. Ie n'épargne rien p͞r le décider. Ie faut que je suspende vn moment le détail de mes arangemens, de mes craintes, de mes espérances, tous les mouuemens qui transportent mon coëur, p͞r remercier mon ange consolateur et mon sauueur. P͞r cela v͞s êtes vn adorable ami, v͞s auez senti mes impatiences, ie n'espérois votre response que dans huit jours et ie la reçus hier au soir. Votre lettre est arriuée saine et sauue, on ne v͞s a point encore deuiné, et ie puis jouir du plaisir de v͞s ouurir mon coëur sans indiscrétion. Hélas i'en auois bien besoin. Quand elle est ariuée i'étois dans le plus horrible Etat, ie venois de receuoir vne lettre du 16 de Leyde qui me tournoit la tête. Votre ami étoit au désespoir, on a mis dans les papiers publics de ce payis là, les choses les plus affligeantes sur lui, on y a mis que le ministère de France auoit voulu lui faire subir la prison la plus honteuse et la plus humiliante, et qu'il s'étoit enfüi pour s'y dérober. V͞s sentez bien qu'il n'en est rien, que cela ne peut jamais auoir été imaginé, et que ce sont les Rousseaux et les Desfontaines qui y ont fait mettre cela, p͞r le forcer à marquer la juste indignation dont il doit être pénétré. Lui, accoutumé aux plus grans malheurs et aux moins méritez, l'a cru, et m'escrit sur cela vne lettre dictée par la douleur la plus profonde et la plus amère, et par la plus grande modération. Il croit auoir reçu cet affront, et il ne songe qu'à apaiser ses persécuteurs et à mériter par sa sagesse qu'ils s'adoucissent. Il n'est pas possible de v͞s exprimer toutes les impressions que sa lettre a fait sur moi. Ie me représente son indignation, sa douleur, ie connois son extrême sensibilité et combien il prend sur lui p͞r se retenir dans de justes bornes. Ainsi ie me représente la violence de son état, mais ce qui m'a le plus touché, c'est son extrême modération dans vn si grand malheur, dont il ne doutte pas. Il me mande même que v͞s me l'aurés sans doute apris si vous n'aués pas craint de me faire mourir de honte et de douleur. Ie sais bien qu'il n'en est rien, mais ie sais bien aussi qu'il le croit, ainsi c'est p͞r lui, come si cela Etoit. Dans cette incertitude, ie ne sauois si je deuois Enuoyer vn courier p͞r le désabuser, et ne point attendre votre réponse. Sa lettre Etoit si affirmatiue et si noire que ma raison auoit bien de la peine à me défendre de croire ce qu'il me mandoit. Au milieu de tant d'horreurs votre lettre est venuë. V͞s saués qu'elles font sur moi l'efet de la harpe de Dauid. Enfin i'ay repris mes sens, et i'ay vû qu'il auoit bien tort de croire des choses si peu vraisemblables, mais qu'il étoit bien malheureux dans ce moment cy, puisqu'il les croioit. Ie n'ai donc songé qu'à adoucir son Etat. Mon courier va partir et i'espère qu'ils reuiendront ensemble. La lettre que v͞s lui escriués est adorable, elle dit tout et ie ne puis trop v͞s en remercier. Elle fera sûrem͞t son effet, et du moins n͞s aurons fait tout ce qui dépend de n͞s.

V͞s aurés peutêtre apris auant de receuoir ma lettre qu'il a auoué publiquemt dans la gazette d'Utreck qu'il est à Leyde et cette démarche v͞s aura peutêtre étonné, mais elle deuenoit indispensable, toutes les gazettes le disoient, toute la Hollande le sauoit, tout le monde venoit exprés le voir à Leyde, et il y a vint Anglais de la suite du roy d'Angletere qui y sont venus. L'incognito deuenoit inutile, ridicule, et eût pu faire croire aux étrangers que les calomnies des gazettes étoient vraies. Ie v͞s Enuoie la copie de ce qu'il a fait mettre dans la gazette d'Utrek du 12. Ie crois que v͞s le trouuerés sage et adroit, le ministère ne peut qu'en être content. De plus cela n'a point l'air de se démentire puisqu'il y a, qu'il est venu d'Aix la Chapelle, &c. Boërhaue qui y demeure est vn bon motif de son voyage, et la philosophie de Neuton à laquelle on sait qu'il travaille est vn bon prétexte p͞r consulter Grauesende, qui est vn fameux philosophe neutonien, professeur à Leyde. Enfin le bailly a instruit mr le g. d. s. qu'il n'étoit point en Prusse et qu'il étoit à Bruxelle alors. Ie ne crois donc pas ce qu'il y a dans la gazette puisse faire autre chose, qu'un bon effet.

Il a encore pris vn parti bien sage. Il sait qu'on débite (sous le manteau) à Paris vne Edition de ses oeuures faite en Angletere (mandés moi si v͞s en aués oüi parler). Il m'a mandé qu'il alloit dans vne gazette désauouër tous les ouurages qui ne seroient pas imprimés auec aprobation, ou dont son libraire à Amsterdam n'aura pas le manuscrit signé de sa main. Ce désaueu fait librement, et dans vn tems où l'on publie qu'il est sorti de France p͞r escrire plus librement, ne peut que faire vn bon effet, et lui donnera occasion de désauouër indirectem͞t les lettres philosophiques, qui sont à ce qu'on dit dans cette edition d'Hollande.

Par la même lettre du 16 il me mande que la première feuille de la philosophie de Neuton est imprimée, et que cela durera deux mois, mais mon courier arriuera de reste p͞r suspendre tous ses projets. Il fera suspendre l'édition, il en est d'autant plus le maitre que come c'est le même libraire qui imprime ses oëuures, il les a fait discontinuer, et le libraire en reprendra l'impression et suspendra celle de la philosophie. Ie lui mande de plus de laisser en partant à son libraire vn mémoire des pièces qu'il lui permet de mettre dans son Edition et qu'il tire vn billet signé dud. libraire, par lequel il lui promete de n'i en point mettre d'autre. Le libraire a fait sa fortune en imprimant ses ouurages, il l'a reçu come vn dieu tutélaire, ainsi il en doit être le maitre. I'espère que par mon courier ie remettray le calme dans son âme, j'empêcheray que la philosophie soit imprimée en Holande auant de l'être à Paris, qu'il y foure rien sur la métaphisique, qu'il enuoie ce manuscrit au p. royal, qu'il fasse rien mettre dans ses ouurages qui puisse déplaire, que son séjour en Hollande puisse donner du soupçon, que ses ennemis puissent en abuser, et que ie le sauueray de lui même dont ie me méfie toujours, malgré l'extrême modération de sa dernière lettre. Ie ne doutte point que ie ne le reuoie, et ie n'ose cependant encore liurer mon coëur à cette espérance. Ses affaires m'occupent come si j'estois hors d'intérest. Enfin c'est à v͞s que ie deuray tout ce que i'ay dans l'uniuers, et c'est à vous que la France deura son plus bel ornem͞t.

I'ay escrit à m͞e de Richelieu de faire ressouuenir mr le g. d. s. de la parole qu'elle prétend qu'il lui a donné. L'extrême intérest qu'elle y prend ne peut que faire vn bon effet, et ie crois bien nécessaire qu'elle le montre tout entier. Ie luy ay enuoyé vne copie de la gazette que je v͞s enuoie, ainsi ie ne la trompe plus. Cela met mon amitié bien en repos. Ie lui ay mandé aussi que les papiers publics disoient des choses bien désagréables p͞r votre ami et que le ministère deuroit bien adoucir par vn peu de bonté des bruits auxquels ie suis bien sûr qu'il n'a nul part, mais qu'il est toujours bien désagréable d'essuier à la face de l'Europe. M͞e de Rich. parlera, i'en suis sûre, et cela ne peut que faire du bien. Elle est prudente. M͞e de Richelieu me mande, sous le secret, qu'elle pouroit bien venir en Loraine. Moi de mon côté il seroit bien nécessaire que i'y allasse. Il ne coureroit aucun danger à Luneuille et ie pourois y rester auec lui le tems que v͞s jugerés àpropos qu'il reste caché. Cela lui Euiteroit la douleur de se cacher. Elle lui sera bien amère, il croira que c'est s'auoüer coupable. Mais ce n'est pas ses répugnances sur cela que i'écoute, la seule réflexion qui m'ocupe, c'est que s'il y a quelque danger il est trop connu dans la prouince p͞r être bien caché et longtens.

Si v͞s craignés la lettre à mr du Ch. il est aisé qu'il ne reuienne point icy. Il y a cent maisons où on le cacheroit entre sa peau et sa chemise et où on regardera come vn grand bonheur de l'auoir. Mais vn secret inuiolable auec des prouinciaux curieux, est bien dificile à espérer, et s'il falloit que sa sûreté en dépendît, il n'i faudroit pas penser. Pesez notre sort dans vos mains. I'enuoie toujours, et ie suis bien sûre que quand n͞s ne n͞s reuerrions qu'un quart d'heure, il ne croiroit pas la peine de son voyage perduë. Ie suiuray toujours aueuglément vos conseils, mais au nom de dieu pensez à ce que ie v͞s ay dit sur la Loraine. Il y verroit m͞e de Richelieu, et ie ne puis croire qu'il y courût aucun risque. On pouroit même faire répandre qu'il y est venu voir m͞e de Richelieu auec qui il a déjà été. Il y est fort aimé, et on l'y a reçu à merueille il y a deux ans.

Je v͞s Enuoie vn paquet p͞r le bailly que v͞s cacheterés. Si v͞s aprouvés la première lettre et que v͞s n'aprouuiez pas la seconde v͞s jetterés la seconde au feu et v͞s n'enuoierés que la première. Si v͞s n'aprouués ni l'une ni l'autre v͞s les jetterés toute deux au feu et v͞s ne laisserés dans l'enuelope que celle de mr de Froullay.

Ie fais mettre au carosse de Bar sur Aube, qui arriuera lundy 4, vn cheureüil à l'adresse de mr de . . . . Si v͞s jugés à propos de lui dire qu'il vient de moy v͞s le lui dirés, sinon v͞s le lui laisserés ignorer. Il est assés connu p͞r qu'on le porte du carosse chés lui. Le pis aller c'est qu'il soit perdu, et v͞s en vserés come v͞s voudrez.

Le voyage de m͞e de Richelieu en Loraine est à ce qu'elle prétend vn secret jusqu'à son départ. Ainsi n'en parlés pas. Ie voudrais bien qu'elle y remplaçât m͞e Darmagnac.

Ie receuray encore votre response à tems p͞r décider le lieu de la retraite de votre ami, s'il reuient, car ie mesle toujours des doutes à mes espérances. I'ay cent maisons sous ma main, mais Cassandre et Orondate sont bien connus. Pensés à ce que ie v͞s ai mandé sur cette lettre sur mr H . . . qui ie crois fait tout notre malheur. V͞s m'aués enhardie, ie ne v͞s demande plus pardon de v͞s escrire si souuent et si longuement, mais ie v͞s diray toujours qu'après votre ami il n'est personne au monde qui me soit plus cher et plus respectable que vous.

Toujours le grison p͞r le bailly. Je veux qu'il croie que i'enuoie des couriers, et v͞s enuerés chercher sa réponse en bone fortune.

On auoit des copies du mondain auant la mort de mr de Luçon, d'accord, mais le président Dupuis en fit faire trois cent copies qu'il distribua et qui firent l'extrême publicité, du moins voilà ce qu'on manda à mr de V. dans le tems, et même vn home qui ne le conoissoit que de nom et que lui ne conoissoit point du tout lui enuoia une de ces copies p͞r sauoir si cet ouurage étoit de lui. Mais qu'est ce que tout cela fait? Pardon, pardon.

V͞s ne me parlez plus de Rousseau. Plût à dieu que cela fût faux!