1737-01-25, de Gabrielle Émilie Le Tonnelier de Breteuil, marquise Du Châtelet-Lomont à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

Je suis ie v͞s L'auouë au désespoir du retour de ce vieux serpent de Rousseau.
Il sembleroit que ce seroit aux ministres à en être fâchés car cela leur fera plus de tort qu'à notre ami. Ie crains cependant horriblement l'effet que cela fera sur lui, il en sera dans la dernière douleur. Ie l'ay vu malade d'auoir lu son retour aunoncé come prochain dans vn papier public. Ie doutte qu'il veuille reuenir, et ie luy ay ouï dire mil fois qu'il partiroit de France le jour que Rousseau y rentreroit. Ne douttés pas que cette nouuelle ne porte son indignation au comble, et on ne peut la blâmer. I'espère qu'il ne la fera pas Eclater et ie crains plus encore le chagrin que cela lui causera que les marques publiques qu'il en donera. V͞s m'auoüerés que voilà vne malheureuse créature, et bien injustem͞t. V͞s ne doutés pas sans doute et ie n'en doute pas non plus que ce ne soit par animosité contre notre ami que le g. d. s. fait reuenir ce vieux scélérat, c'est, ie l'auouë s'aracher le nez p͞r faire dépit à son visage, mais cela n'en désespère pas moins le plus honnête home du monde, et le plus malheureux. Il ne voudra jamais, après vne animosité si marquée, reuenir icy, et ie suis acoutumée à sacrifier mon bonheur à ses goûts et à la justice de ses ressentimens. Ie suis aussi indignée que lui, ie v͞s le jure, et tous les honnêtes gens le doiuent être. Ie suis bien aise qu'il soit Exilé pendant que Rousseau reuient, le paralèle en est plus odieux p͞r le ministère, et cela donera tout le public à votre ami.

Je ne lui proposerai point de reuenir p͞r se tenir caché dans de pareilles circonstances. Puisqu'on veut qu'il se cache auec soin, et que l'on ne puisse découurir le lieu de sa retraite, il faut donc qu'il y ait du danger p͞r lui; or s'il y a quelqu'espèce de danger coment puisje prendre sur moi de le faire reuenir? De plus il est entièrement impossible de le tenir caché de façon qu'on ne le découure pas. Se cacher est vne chose humiliante à laquelle il ne consentira point, cela done l'air coupable. Il est connue dans le payis, et l'attention de tous ceux où il habite se réünit toujours sur lui. Il y a des prêtres et des moines partout, il est adoré des honnêtes gens de ce payis cy, mais il y a come ailleurs des moines et des bigots. Enfin si p͞r qu'il soit en sûreté il faut qu'on ignore qu'il est dans ce payis, il n'i faut pas penser. Ie v͞s ai proposé de le faire reuenir et de laisser son retour inconnu au public, mais ie ne me flatte point qu'il le puisse être au ministère, et s'il étoit découuert et couroit par là quelques risque, quels reproches ne n͞s ferions n͞s pas? De plus, quel objet de triomphe p͞r ses enemis, que de le sauoir obligé de se cacher! Cela est trop humiliant, il n'i consentira pas. Ie v͞s proposois qu'il restât icy sans qu'on le sût, c'est à dire sans qu'il reprît ses corespondances, sans que son retour fît la nouuelle de Paris, mais non pas dans la suposition qu'il courût le moindre risque s'il étoit découuert, cela est impossible à Exiger de quelqu'un. Ie sens que i'en mourerai de douleur et que ie le perdray p͞r l'auoir voulu conseruer. Mais enfin ie sens trop qu'il ne reuient que p͞r moi. Ie ne lui donneray jamais vn conseil qu'il pouroit se repentir d'auoir suiui, ie l'aime mieux libre et heureux en Hollande, que menant p͞r moi la vie d'un criminel dans son payis, i'aime mieux mourir de douleur, que de lui coûter vne fausse démarche. I'espère que v͞s n'êtes plus àprésent en peine de sauoir p͞r quoy ie ne v͞s ay point mandé la response du bailly et que v͞s aués reçu ma boëte, ie serois au désespoir qu'on l'interceptât. I'espère que la première poste m'en aprendra la réception.

I'attendray votre réponse p͞r enuoyer en Holande, la lettre du bailly et les circonstances v͞s détermineront peutêtre à le faire reuenir sans incognito. Hélas que disje? v͞s détermineront! il semble que cela dépende de v͞s. Enfin s'il peut reuenir sans danger, il ne demande pas mieux, et v͞s saués si ie le désire, mais s'il faut se tenir caché, et disputer sa liberté contre les alguasils, ie n'i puis consentir, ie l'aime trop p͞r cela et i'aime mieux mourir. Deplus si v͞s croyés qu'il faille le faire reuenir, mandés le lui donc, ie veux m'apuier de votre amitié et de votre autorité, c'est à v͞s à n͞s conduire entièrem͞t, et malgré toutes mes raisons, toutes mes répugnances, ie feray aueuglément ce que v͞s voudrés en conoissance de cause. Décidés donc de ma vie, mais voyés la profondeur de mes playes, puisque ie suis réduite à v͞s donner des raisons p͞r retarder mon bonheur.

Ie reçois vne lettre du 10. Il a pris du lait qui lui a fait mal, il ne se portoit point bien quand il m'a escrit. Il dit qu'on a mis dans les papiers publics d'Hollande, que mr l'ambassadeur d'Holande à Paris auoit dit, qu'il y auoit ordre de l'arêter partout où il seroit, que toutes les gazettes parlent de lui depuis vn mois, que tout le monde le veut voir. Il est allé à Amsterdam, il est au désespoir de tous ces propos, et il a raison. Il persiste à vouloir faire imprimer sa philosophie en Holande, il dit que l'on saura qu'il y est, si on ne le sait déjà, que du moins on vera p͞r quelle raison il y est allé, et que cela ne peut faire qu'un bon effet. Voilà son adresse à mrs Ferrand et Darty, négocians à Amsterdam, sans autre nom. Elle est très sûre et vous pouués lui escrire. Au nom de votre amitié, exhortés le à faire premièrement paraitre la philosophie à Paris, et à en ôter le chapitre de la métaphisique. S'il veut la faire imprimer en Hollande, dumoins qu'il enuoie en même tems le manuscrit à Paris afin que cela n'ait pas l'air de se soustraire à l'aprobation.

Parlés lui aussi de ce dont ie v͞s ay parlé par vne lettre que v͞s receurés par vn exprès, et si v͞s voulés qu'il reuienne, enuoyés moi vne lettre de v͞s que mon courier puisse lui porter, qu'il la voie escrit de la main de l'amitié la plus respectable qu'il y ait eu jamais.

Ie viens de receuoir vne lettre de m͞e de Richelieu, qui me mande, I'ay déjà eü dix fois la parole du g. d. s. qu'il ne feroit jamais rien contre mr de V. sans m'en auertir, et ie n'ay pas eü lieu de croire par sa conduite depuis vn an, qu'il m'ait manqué de parolle. Il a accomodé la dernière affaire de Jore, il n'auoit qu' à la laisser aller à mr le p. général et V. étoit perdu sans même qu'il y eût trauaillé. Siv͞s n'en croyés pas ces preuues et les paroles qu'il m'a données que faut il faire p͞r v͞s rassurer? Dites le, et ie le ferai, ie ne crains point de parler ni mr de R . . . non plus. Il n'y a rien que je ne fisse p͞r votre bonheur.

Voyés mon cher ami ce que n͞s pouuons faire sur cela. V͞s croyés bien que ie garderay cette lettre, mais i'ai bien peur de deuoir penser ah le beau billet qu'à là la Chatre!Cela ne peut faire de mal, mais i'éproue cruellement que cela ne doit pas rassurer.

Votre ami me mande qu'il croit que ce qui fait son malheur c'est vne lettre dans laquelle il parloit de mr H . . . en des termes assés méprisans, et qu'il en auoit effacé le nom, et qu'il est persuadé que le g. d. s. aura cru qu'il parloit de lui. Si cela étoit cela seroit affreux, puisque ce seroit une inimitié personnelle, et à cela il ne peut y auoir de justification. Il me mande de voir si le bailly ne pouroit rien sur cela. La bailly ne veut plus ie crois se mêler de parler. V͞s le voyés bien, le g. d. s. a déjà exigé de l'abé de Rotelin son ami qu'il ne lui parleroit plus de V. C'est vn pacte qu'il fait auec tout le monde. Mr de Froulay qui est à Venise me seruiroit auec ardeur s'il étoit icy, mais que peut on faire de si loin? Il lui en a cependant escrit du bien.

Ne croiés pas sur la lettre de me de R . . . que ie lui aie mandé que mr de V. s'étoit en allé parce qu'il craignoit quelque chose, mais elle n͞s connoit assés p͞r croire qu'il n'i a point de prince p͞r qui n͞s n͞s quitassions. Elle a donc sousentendu ce que ie ne lui ay point dit. Elle me mande que quand mr de V. sera arriué à Berlin elle parlera si ie veux au g. d. s. p͞r voir ce qu'il dira, mais il n'i sera pas à ce que i'espère sitôt. Les jesuites se sont mêlés du retour de Rousseau, c'est le payement de la mauuaise épître qu'il a escrit au p. Brumoy. On dit qu'on a donné de l'argent à m͞e de C . . . . Mr Daremberg l'auoit chassé et ne l'auoit point voulu reprendre. Mandés ce retour à votre ami, et montrés lui l'amitié des honnêtes gens p͞r le consoler. Il est sûr toujours, qu'il aura l'estime de ses ennemis et que Rousseau ne peut jamais auoir que le mépris de ses amis. Ce parallèle me réuolte toujours et ie suis bien outrée qu'il ait mis le public à portée de le faire

I'attens la nouuelle Edition de la Henriade auec impatience, ie la sauois par coeur auant d'en connoitre l'auteur. P͞r moi ie crois que les gens qui le persécutent ne l'ont jamais luë. Les jesuites ont voulu se mêler de la réconciliation de votre ami et de Rousseau, on lui a même fait des propositions mais cette haine et cette réconciliation sont égalem͞t indignes de lui. Ie donnerois 10 pintes de mon sang et qu'il n'en eût jamais parlé.

Adieu respectable, tendre, et charmant amy. Ne me blâmés point de mes refus, ils ne sont point inuincibles. Jugés moi, lisés dans mon coëur, et dicté moi ma conduite. Malgré toutes mes raisons, ie v͞s obéiray.

Il y a aparence selon les lettres de votre ami qu'il n'a nul part aux propos des gazettes. V͞s receurés cette lettre dimanche. Si v͞s me répondés lundi j'auray votre lettre mercredy et même quand v͞s ne me répondriés que mercredi i'aurai votre lettre vendredi, c'est à dire auant le départ de mon courier qui ne poura partir que le deux ou le trois de féurier p͞r la Holande. Voyez si m͞e de Richelieu pouroit quelque chose. Adieu, ie v͞s aime tendrement.

Je suis charmée que mon cheureüil soit arriué à bon port. I'ay anoncé l'enfant à bien du monde depuis quinze jours, ie v͞s en dis ma coulpe.

Coment Rousseau reuient il? n'est il pas banni par arrest du parlement? et ne lui faut il pas vne grâce? Ie v͞s suplie de m'en instruire.

Ne craignés rien sur la véritable pucelle. Ie ne répons pas qu'on n'en fasse quelqu'une pleine d'horreurs et qu'on ne la lui attribuë. Il n'i a jamais eü qu'un nomé Dubreüil qui ait eü la véritable en sa possession p͞r la copier, il y a trois ans. Il l'eut 8 jours, le Dubreüil est beau frère de Dumoulin. Dans les allarmes que n͞s eûmes l'année passée, n͞s le soupçonâmes. C'est vn assés honnête beaufrère d'un grand fripon. Il se justifie. Elle n'a point paru depuis vn an, et surtout depuis six mois que du Moulin a leué le masque de la scélératesse. Il y a grande aparence que ce Dubreüil a été fidèle, et il n'i a jamais eü que lui à portée de ne le pas être. Ce Dubreüil renuoya même l'année passée vn broüillon d'une douzaine de vers qu'il retrouua. On me mande de par tout que le public plaint et regrete votre ami.

Ie vais lui escrire de coriger l'enfant p͞r l'impression, mais ie veux que son nom y soit, quand ce ne seroit que p͞r le contraste de la philosophie de Neuton et d'une comédie faits la même année et imprimés en même tems. On jouoit Alzire à Bruxelles, à Anuers, dans toutes les villes où il a passé. Quel cahos de gloire, d'ignominies, de bonheur, de malheur! Heureuse, heureuse l'obscurité! Adieu p͞r la dernière fois.

Ie reçois vos lettres très Exactement.

ce 25e janvier [1737]

Je n'enuoierai point la lettre de la Mare. Il demande une estampe in 12, p͞r la faire copier par vn peintre d'Italie en mignature. Enuoiés m'en vne. Si elle est assés bonne ie la lui ferai tenir par mr de Froulay.

J'ay toujours oublié de v͞s parler de la lettre escrite à Jore qui a pensé susciter cette affaire à votre ami à son voyage de Paris, et que mr Heraut deuoit remettre en lui donnant les 500lt. V͞s l'a t'il remise? et qu'est elle deuenuë? Cela est de la dernière conséquence. Ie v͞s suplie de m'en éclaircir. Si elle n'est pas retirée il la faudroit retirer. Mr Heraut ne peut la refuser auec quelqu'aparence de justice. Comtés que cela peut être d'une grande conséquence.

On ne veut donc point imprimer cette réponse si sage aux trois Epitres? Ce seroit une petite conclusion.

ce 25

V͞s ne m'aués jamais répondu sur deux choses, sur la proposition que ie v͞s ai fait de faire reuenir votre ami premièrement en Loraine. Il me serait facile d'y aller, on l'y a reçu auec vne bonté Extrême il y a deux ans, et il ne seroit point réduit à se cacher.

V͞s ne me mandés point non plus s'il est à craindre qu'on parle à mr du Chastellet, s'il va à Paris. La façon sourde dont on s'y est voulu prendre p͞r persécuter votre ami, la circonstance des lettres interceptées, tout me fait croire que la lettre indiscrète escrite sur mr H. et prise dans vn sens contraire a fait tout le mal, mais c'est vn mal bien délicat et bien dificile à réparer sans l'aigrir.

Faites y vos réflexions. S'il falloit encore donner vn coup de colier au bailly ie le ferois. Ie ne crains point de perdre ni ma peine ni mes démarches, mais ie crains extrêmement d'en faire de fausses, ou d'imprudentes.

Les idées se succèdent en foule, il faut que ie v͞s les communique dussaisje escrire vn in folio. Quand la Ière lettre du bailly où il me mandoit soyez tranquille a été escrite cette lettre sur mr H. qui vraisemblablem͞t a fait tout notre malheur étoit cependant escrite et auoit été interceptée. Si quelqu'un peut leuer ce voile sans le déchirer c'est le bailly, il n'i a que lui qui puisse entreprendre vne justification si délicate. Ie ne sais s'il le voudra, p͞r moi j'ay enuie, si v͞s l'aprouuez, de lui parler sur cela auec autant de vérité que sur le reste, de ne rien éxiger de lui, et de le laisser le maître de parler, s'il le peut, et s'il le veut. Vn honnête home sert quelquefois ses amis plus qu'il n'ose leur promettre, et ne perd guères l'ocasion de justifier vn innocent persécuté, quand il en trouve L'ocasion, et elle peut s'offrir à lui cent fois par jour. Remarqués que de plus sa première lettre est bien positiue, bien rassurante, mais que depuis, cela n'est pas de même. On lui aura peutêtre dit qu'on est personnellement outré, et cet aueü est peutêtre la cause de ce qu'il mande, ie ne pouray peutêtre plus rendre les mêmes seruices, et cela même le mettra à portée de parler.

Autre réflexion.

Le ton affirmatif dont v͞s me parlés du retour, la condition répétée que v͞s y mettés d'être bien caché, enfin le propos que ie v͞s mande de l'ambassadeur d'Hollande, me font craindre àprésent qu'il ne soit pas en sûreté en Hollande même. Ie ne sais si v͞s daignerés me rassurer sur cette crainte. V͞s penserés que ie deuiens folle, on le seroit à moins. Ie suis vn auare à qui on a arraché tout son bien et qui craint à tout moment qu'on ne le jette dans la mer.