1736-12-31, de Gabrielle Émilie Le Tonnelier de Breteuil, marquise Du Châtelet-Lomont à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

La teste me tourne d'inquiétude et de douleur, v͞s v͞s en aperceués bien à mes lettres.
Ie n'ay pas eü de nouuelles de votre ami depuis le 20, cependant ie suis sûre qu'il m'a escrit. Il peut arriuer tant d'accidens en chemin, sa santé est si mauuaise, que les choses les plus sinistres me passent par la tête, et que ie suis prête souuent à céder à mon désespoir. Il se peut encore qu'on ait reconnu son escriture et qu'on ait aresté ses lettres car ie viens d'aprendre demon correspondant en Loraine que ses lettres passoient par le grand bureau de Paris. Si cela est, ie n'en receuray plus de nouuelles. Son escriture est bien connuë et bien remarquable, voilà un de mes malheurs et assurément il est bien sensible. Il y a quinze jours que ie ne passois point sans peine deux heures sans lui, ie lui escriuois alors de ma chambre à la sienne quand cela m'ariuoit, et il y a quinze jours que i'ygnore où il est, ce qu'il fait. Ie ne puis pas même joüir de la triste consolation de partager ses malheurs. Cela est affreux. Pardonés moi de v͞s étourdir de mes plaintes, mais ie suis trop malheureuse.

Tiriot et mil autres me mandent que les vns disent qu'il s'est dérobé à vn orage prêt à fondre sur lui, les autres qu'il est allé faire imprimer la pucelle et Loüis quatorze, d'autres me mandent que le ministère est irrité qu'il soit parti sans congé, qu'on lui fermera le retour et que même s'il n'est pas passé on l'arestera sur la frontière. C'est à v͞s à conduire au port vn vaisseau batu de tant d'orages. Si on ne cherchoit qu'à l'éloigner n͞s aurions donné dans le piège, incidet in Syllam, cupiens vitare Charibdim. l'ay toujours prié m͞e de Richelieu d'instruire le g.d.s. de son départ afin qu'il fût sûr qu'aucun mécontentement, ni aucun mauuais dessein ne l'auoient occasionné. S'il paroit fâché qu'il n'ait pas demandé la permission m͞e de Richelieu répondra qu'il ne s'est pas cru vn homme assés considérable dans l'état p͞r informer le ministère de son départ, qu'il y auroit eu à cela vne vanité qui n'est point dans son caractère. Ie v͞s prie, instruisés moi de la façon dont cela aura été pris à la cour. Si mes soupçons, dont ie v͞s ay fait part dans ma dernière lettre, sont fondés, si l'on ne demande qu'à n͞s séparer et à l'éloigner, ce que cette lettre projettée à mr du . . . rend très vraisemblable, on prendra la balle au bond, on lui fermera le retour, et s'il veut reuenir, il se prendra au trébuchet à la frontière. Quand il sera tems de faire courir le bruit qu'il est tombé malade en chemin v͞s le répandrés et v͞s me le manderés afin que ie l'escriue.

Sur toutes ces considérations ie conclus, 1. que ma lettre au bailly est de toute nécessité, ie voudrais qu'elle fût écrite et reçue. J'attendray pourtant votre permission. Ie le crois fâché de ce départ, il le regarde come vne fausse démarche après la lettre rassurante qu'il m'a escrite et que ie v͞s ay enuoyée. Ie crois en second lieu que puis qu'il ne peut aller en Prusse à cause du caractère du roy, de sa santé, et de la douleur affreuse que ce voyage me causeroit ie crois dis je qu'il ne faut pas, vû tous les bruits qui courent, que son absence soit longue, crainte que quand on aura découuert qu'il n'est point en Prusse, on ne donne des ordres sur la frontière, et dans ces dispositions il faut sur tout que l'on ne le sache point en Hollande, car on croiroit sûrement que Jeane et l'histoire de Loüis 14 l'y ont mené, surtout ayant caché sa marche, et v͞s saués qu'on comence par punir auant d'examiner. Le ministère français a du crédit en Hollande, et a sur tout celui de l'empêcher de reuenir icy. Si on a découuert son adresse par ses lettres on aura aussi arrêté les miennes. Si ie suis encore vne semaine sans en receuoir i'enuoyeray vn courier à Amsterdam. Si v͞s auiés quelque chose d'important à lui faire sauoir ou à me mander faite moi aporter la lettre par du C. Il saura toujours où prendre de l'argent et ie l'enuoierois tout de suite d'icy. Il est sûrement à Amsterdam et celui qui ne l'y trouueroit pas en se réclamant de v͞s ou de moy seroit bien sot. Au nom de l'amitié et de mon malheur extrême, calmés moi, respondés moi, et ayés pitié de mon Etat. Ie n'ouure mon coeür qu'à v͞s, il n'y a que vous qui puissiés véritablement m'instruire et sur les auis de qui ie veüille me conduire. Comtés que le ministère a les yeux sur lui, qu'il cherchera à deuiner où il est, et que s'il le sait en Hollande il l'empêchera de reuenir. S'il a été bien nécessaire de préuenir l'orage, il l'est p͞r le moins autant d'empescher qu' on ne s'opose à son retour. V͞s aués marqué le moment de son départ, v͞s marquerés celui qui le ramesnera. Votre prudence conduira tout, i'y ai vne confiance aneugle, v͞s l'aués vu par la promtitude auec laquelle il est parti; mandés lui donc ie v͞s prie qu'il ne peut trop se cacher, et que il soit prêt à reuenir au moment que v͞s le lui manderés. Hélas ne v͞s repentés v͞s point d'auoir attaché votre coeür à deux personnes si malheureuses? Il est bien beau à v͞s de ne v͞s en pas rebuter. Dites moi donc coment ie ferai p͞r v͞s exprimer mon amitié et ma reconoissance.