Il faut encore que ie fasse des réflexions, car mon sort est de v͞s en assomer, mais l'amitié permet tout, et ie crois ce que i'ay à v͞s dire aussi vray, et aussi nécessaire, qu'il est cruël.
Voilà, monsieur, ie crois, le noeud de cette malheureuse affaire que ie vais v͞s débroüiller, c'est bien là ce qu'on peut apeler L'abomination de la désolation. Ie n'y ay arrêté mon esprit qu'aujourd'huy. Dans les premiers momens du malheur on est atterré, et toutes les facultés de l'âme sont suspenduës, on les recouure petit à petit, on deuient alors plus capable de soufrir et de sentir p͞r ainsi dire son malheur de tous les côtés, de toutes les façons, d'en voir enfin toutes les faces. Ie suis donc assés reuenuë à moy p͞r enuisager le mien tout entier, et ie crois que v͞s allés être bien Etonné quand ie v͞s diray, que l'excès de la douleur où i'ay été plongée jusqu'à présent, n'est rien en comparaison de l'accablement où l'idée dont ie vais v͞s Entretenir me jette.
Mr de V.m'aués v͞s mandé, auroit été aresté il y a long tems, sans le respect qu'on a p͞r Votre maison, et on deuoit même escrire à mr du ..p͞r le prier de ne lui plus donner vn azile. Mais on a bien Enuoyé vn Exempt chez mr de Guise. Or il n'i a nulle aparence qu'on ait p͞r la maison de mr du . . . . vn Egard qu'on n'a pas eü p͞r celle de mr le p. de Guise. Cette réflexion est forte, et on n'a rien ie crois à y répondre. Ajoutés y, que cette prière ou cet ordre à mr du . . . étoit vn auis donné à mr de V . . . et que par conséquent on deuoit être bien sûr qu'il se mettroit en sûreté, ce qu'on ne deuoit ni souhaiter, ni permettre, si on avoit eü Enuie de l'arester, et qu'on eût cru en auoir sujet. Il faut donc chercher ailleurs les raisons de cet Etrange dessein, et ie crois les auoir trouués. Il faut que quelqu'un de ma famille ait parlé au cardinal, ou au g. d. s., quelque propos du public, quelque lampon peutêtre aura été le prétexte d'une vengeance assurément bien odieuse, et ie sais d'où elle vient, voilà ce qu'il y a encore de plus singulier. I'ay le malheur d'être cousine germaine et de porter le même nom qu'un home qui a été en place. Cet home me hait depuis longtems dans son coeür, p͞r des raisons qu'il ne me conuient pas de dire, mais sa haine n'ayant point de prétexte, les dehors d'une amitié froide telle que la proximité du sang n͞s la prescriuoit, lui seruoient de voile. Depuis enuiron six mois, ce voile est déchiré, et ie suis broüillée auec lui ouuertement. L'histoire en seroit trop longue à v͞s dire, il suffit, p͞r v͞s donner vne idée de son caractère, que v͞s sachiés, que c'est p͞r auoir tiré d'opression une fille de feu mon père qu'il tiranisoit depuis sa mort, et dont i'ay pris le parti contre lui auec hauteur, et cela par la seule pitié que l'état de cette malheureuse m'inspiroit. Depuis ce tems, il s'est racomodé auec ma mère, auec qui il étoit broüillé, p͞r être àportée d'animer ma mère contre moy. Il lui a fait escrire vne lettre à mr du . . . contre moy, p͞r me forcer à lui abandoner la personne que j'ay prise sous ma protection (laquelle par parenthèse est religieuse et a 50 ans). Cette lettre de ma mère eût broüillé tout autre ménage, mais heureusem͞t je suis sûre des bontés de m. du . . . . Il n'est nullement impossible et il n'est même que trop vraisemblable que cet home aura parlé aux ministres, il ne tient qu'à v͞s d'empêcher&cc. Leur aura t'il dit, c'est vn seruice qu'il faut rendre à mr du . . . ? Peutêtre se sera t'il serui du nom de ma mère. Ie n'en sais rien, mais pesés bien les parolles de la lettre du bailli, qui assurément les épargne, il n'i a que les propos du public qui puissent attirer noise, il faut le craindre, le respecter, et ne lui point donner sujet à parler. A quoy cela peut il se raporter, sinon à moy? que peuuent les propos du public contre vn home public comme mr de V.? Le public passe sa vie à parler de lui, ils ne deuroient sans doutte me faire d'autre mal que celui de m'affliger, mais ils ne deuroient point m'attirer noise, sur tout ayant mon mary p͞r moy. Que peuuent donc signifier ces parolles du bailly, sinon qu'on en pouroit prendre occasion de me perdre? Joignés à cela ma première remarque sur le prétendu respect que l'on a p͞r notre maison, respect que l'on n'a point eü p͞r celle de mr de Guise, p͞r le moins aussi respectable, et de plus la certitude où l'on étoit par là, de donner vn auis à mr de V., et par conséquent de manquer ce qu'on projettoit, de l'arester. De plus on ne prend p͞r prétexte que de prétenduës lettres interceptées, mais En vérité c'est ne rien dire que de dire des choses si vagues, et c'est bien vne marque que l'on a vne raison que l'on veut cacher. Ce n'est point sûrem͞t les lettres au p. de Prusse, car le g. d. s. en a paru content en les lisant. Ie sais à peu près toutes les correspondances de mr de V. et ie v͞s assure qu'il n'i a que celle là dont on pût prendre quelqu'ombrage. Encore c'est vn excès de prudence qui me le faisoit craindre, mais la lettre du bailly doit m'en dissuader. V͞s me mandiés da[n]s votre lettre que v͞s v͞s étiés de mon auis sur les causes de mon malheur mais puisqu'il n'est point ocasionné par la correspondance du p. royal, il faut donc qu'il ait vne autre cause. Je suis persuadée que le bailly aura calmé l'orage, et que, par ces parolles, il n'y a que les propos du public qui puissent attirer noise, il faut le respecter, &cc. il me done vn auis de me tenir sur mes gardes.
On aura peutêtre pris cette Epitre sur la philosophie de Neuton qui m'est adressé sous le nom d'Emilie, p͞r prétexte. S'il est bien singulier qu'il y ait vn home assés méchant p͞r être capable de ce procédé dont ie v͞s parle, il l'est encore plus que les ministres l'écoutent, mais la déuotion aide encore à ces actions là. Voilà à quoi elle sert, et de plus je sais que le g. d. s. a été piqué d'une lettre (vn peu trop forte à la vérité) que ie lui écriuis l'année passée au sujet des bruits qui coururent sur Jeane. Il aura saisi l'ocasion de s'en vanger.
Ie sais que votre coeür accoutumé à la vertu aura de la peine à se familiariser auec l'idée d'une action si noire, et à en croire quelqu'un coupable, mais croyés que les homes sont capables de tout. Pezés mes raisons et voyés. Ie souhaite bien sincèrement de me tromper, mais si ie ne me trompe pas, come i'en ay bien peur, il est de la dernière importance que ie le sache. Cela changeroit toute ma vie. Il faudroit abandonner Cirei, du moins p͞r vn tems, et venir demeurer à Paris. Là, on n'aura point le prétexte de prier mr du Ch. de ne lui point doner d'azile et n͞s pourons du moins n͞s voir. Il faudroit que j'eus le tems de préuenir mr du Ch. de loin, car nos affaires sont arrangées p͞r demeurer icy du moins encore deux ans. N͞s y auons fait bien de la dépense, mais cela ne fait rien, i'en viendray àbout, pouruu que ie le sache. Il est bien affreux de quitter Cirey, mais tout vaut mieux que la lettre à m. du . . . qui viendroit tôt ou tard, et puis n͞s joüirons de votre amitié à Paris. Ie v͞s demande donc à genoux d'éclaircir ce mistère d'iniquité, mon honneur, et mon repos en dépendent. Mr de M. le sait sûrem͞t, ou du moins est àportée de le sauoir. Ne lui només point la persone car ie sais qu'il a des liaisons de bienséance auec elle, mettés tout sur le compte de ma mère, et détaillés lui les motifs que i'ay de croire que ce n'est point la raison qu'il v͞s a dit qui fait notre malheur. Ie v͞s auouë que quand ie pense que ie suis la cause du malheur de votre ami, ie suis prête à mourir de douleur. C'est vne sorte de suplice que ie ne conoissois pas, et que ie croyois ne jamais conoitre. Heureusem͞t ie suis sûre de mr du . . , c'est l'homme le plus respectable et le plus estimable que ie connoisse, et ie serois la dernière des créatures si ie ne le pensois pas. Ie crains que l'on ne réuoque en doute le départ de votre ami, car la même raison qui fait qu'il poura être de retour icy trois mois sans qu'on le sache, fait aussi qu'on peut fort bien l'y croire encore. Ce qui v͞s surprendra, c'est qu'on a mandé dans cette prouince que ma famille se mêloit de cette affaire, car on s'i doute de la vérité, mais come cela venoit d'assés mauuois lieu et que cela me paroissoit incroiable ie n'i ay fait nulle attention d'abord. Au reste ma famille consiste en ma mère, l'home dont ie v͞s parle, vn frère qui est mon ami intime, et le bailly qui assurém͞t en est incapable. Ie crois que ces réflections rendent encore la lettre que ie projettois d'escrire au baili plus nécessaire. Ma vie, mon état, ma réputation, mon bonheur, tout est entre vos mains, ie ne feray pas vne démarche que v͞s ne me guidiées, s'est sur quoy v͞s pouuez irréuocablement compter, et iamais ie n'abuseray des choses que votre amitié croira nécessaire de me dire. Il faudroit inuenter vne langue p͞r v͞s exprimer la honte où ie suis de toutes les peines que ie v͞s donne et la viuacité dema reconnoissance et de mon amitié.
à Cirei ce 29e 10bre [1736]
Ie v͞s demande pardon de mon grifonage mais j'ai la teste, le coeur, et la santé dans vn si déplorable Etat que ie n'ay pas la force de recomencer ma lettre.
Je reçois des lettres de Paris dans le moment par lesquelles on me mande que mr de Villefort qui est venu icy en a fait des descriptions qu'on a brodées et dont on a fait vn conte des fées. Ce qu'on me mande n'a ni tête, ni queuë, ni rime, ni raison. C'est peutêtre ces beaux contes qu'on a pris p͞r prétexte de parler. Tout cela me paroit aussi fou qu'horrible, la réalité l'est bien dauantage. Ie suis à 150 lieuës de votre ami et il y a douze jours que n'ay eü de ses nouuelles. Pardon, pardon mais mon état est horrible.
fini ce 30e 10bre [1736]