à Bar le Duc jeudi matin [9 May 1748]
Ie n'escris qu'à v͞s, ainsi ne parlés pas de ma lettre.
Toutes mes défiances de votre caractère, toutes mes résolutions contre l'amour n'ont pu me garantir de celui que v͞s m'aués inspiré. Ie ne cherche plus à le combattre, i'en sens l'inutilité, le tems que i'ay passé auec v͞s à Nanci l'a augmenté à vn point dont ie suis étonnée moimême, mais loin de me le reprocher, ie sens vn plaisir extrême à v͞s aimer, et c'est le seul qui puisse adoucir votre absence. Ie suis bien contente de v͞s quand n͞s sommes tête à tette, mais je ne le suis point de l'effet que v͞s a fait mon départ, v͞s conoissés les goûts vifs mais v͞s ne conoissés point encore l'amour. Ie suis sûre que v͞s serés aujourdhui plus guai et plus spirituel que jamais à Luneuille et cette idée m'afflige indépendam͞t de toute inquiétude. Si v͞s ne deués m'aimer que faiblem͞t, si votre coeur n'est pas capable de se donner sans réserue, de s'ocuper de moi vniquem͞t, de m'aimer enfin sans bornes et sans mesures, que ferés v͞s du mien? Toutes ces réflexions me tourmentent mais elles m'ocupent sans cesse, et ie ne pense qu'à vous en voulant ne m'ocuper que des raisons qui doiuent m'empêcher d'y penser, v͞s m'escrirés sans doutte, mais v͞s prendrés sur v͞s p͞r m'escrire, vous voudriés que i'exigeasse moins, ie receurai quatre lignes de v͞s et ces quatre lignes vous auront coûté. I'ay bien peur que votre esprit ne fasse plus de cas d'une plaisanterie fine que votre coeur d'un sentiment tendre. Enfin i'ay bien peur d'auoir tort de v͞s trop aimer, ie sens bien que ie me contredis et que c'est là me reprocher mon goût p͞r v͞s, mais, mes réflexions, mes combats, tout ce que ie sens, tout ce que ie pense, me prouue que ie vous aime plus que ie ne dois. Venés à Cirey me prouuer que i'ay tort, ie sens que v͞s n'en pouués auoir que quand ie ne v͞s vois pas.
Cette lettre est pleine d'inconséquences, elle ne se resent que trop du trouble que v͞s aués mis dans mon âme. Il n'est plus tems de le calmer, i'attens votre première lettre auec une impatience qu'elle ne remplira peutêtre point, i'ay bien peur de l'attendre encore après l'auoir reçuë. Mandés moi surtout coment v͞s v͞s portés, ie me reproche cette nuit que v͞s avés pasé sans v͞s coucher, si v͞s en êtes malade, v͞s ne me le manderés point. Ie voudrois sauoir si v͞s aués esuié bien des plaisanteries et cependant ie voudrois que v͞s ne me parlasiés que de v͞s, mais sur tout parlés moi de vos arangemens.
Ie v͞s attendrai à Cirey n'en doutés pas, si v͞s le voulés bien fort, croiés que ie n'aurai qu'une afaire, mais v͞s ne voulés rien bien fortement. Sans cette preuue de votre amour que v͞s m'aués tant reproché d'exiger, ie ne croirois pas que v͞s m'aimés, i'attache à ce mot bien d'autres idées que v͞s, i'ay bien peur qu'en disant les mêmes choses nous ne n͞s entendions pas, cependant quand ie pense à la conduite que v͞s aués eu auec moi à Nancy, à tout ce que v͞s m'aués sacrifié, et tout l'amour que v͞s m'aués marqué, ie me trouue injuste de v͞s dire autre chose sinon que ie v͞s aime, ce sentiment efface tous les autres. Croiés que si v͞s ne venés pas à Cirey, v͞s aurés bien tort. Ie suis inconsolable quand ie pense que si j'auois pensé à ce st Stanislas ie serois encore à Luneuille, mais il me semble que v͞s ne m'y aués jamais autant aimé qu'à Nancy. Ie ne puis me repentir de rien, puisque v͞s m'aimés, c'est à moi que ie le dois. Si ie ne v͞s auois pas parlé chés m. de la Galaisiere v͞s ne m'aimeriés point. Ie ne sais si ie n'eusse pas bien fait de laisser à votre amour propre le plaisir qu'il trouuoit à ne me plus aimer. C'est à v͞s à décider toutes les questions. Ie ne sais si votre coeur en est digne, ie sais que cette lettre est trop longue, ie deurois la jeter au feu, ie v͞s en laisse le soin, mais prendrés v͞s celui de me rasurer?