1743-10-15, de Gabrielle Émilie Le Tonnelier de Breteuil, marquise Du Châtelet-Lomont à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

Ne m'accusés point mon cher ami de v͞s auoir fait mistère du parti que i'ay pris.
v͞s n'étiés point à Paris. Si v͞s y auiés été j'aurois été trop heureuse. Ie suis partie le vendredi à 9 heures du soir et m. de Meinieres me dit le jeudi au soir que v͞s ne reueniés que le samedi. I'ay enfin reçu vn billet de m. de Voltaire; car cela ne peut pas s'apeller vne lettre. Tout ce que i'ay Eprouué, tout ce qui s'est pasé dans mon âme depuis que ie v͞s ai escrit ne peut pas s'exprimer, i'ay été pendant 8 jours dans le plus violent désespoir, ie ne doutois presque plus du malheur que ie craignois et ie ne sais pas coment ie n'en suis pas morte. Enfin au bout de ce tems ie reçois 4 mots de m. de Voltaire dattés du 28 7bre en pasant à Halls. Voilà la seule lettre que i'aie reçuë de lui depuis le 14 7bre.

Dans le moment que ie l'ai reçuë v͞s sentés bien que ie n'ai senti que le plaisir de sauoir qu'il se portoit bien, mais la suite m'a fait faire des réflexions bien cruelles. Ie crois qu'il est imposible d'aimer plus tendrement, et d'être plus malheureuse. Imaginés v͞s que dans le tems que m. de Voltaire pouuoit et deuoit partir p͞r reuenir ici, après m'auoir juré mille fois dans ses lettres qu'il ne seroit pas à Berlin plus longtems qu'en 1740 (et il y fut 10 jours), dans ce tems là il va à Bareith où asurém͞t il n'auoit que faire, il y pase 15 jours sans le roi de Pruse, et sans m'escrire vne seule ligne, il s'en retourne à Berlin, et y pase encore 15 jours, et que sais je, peutêtre y pasera t'il toute sa vie, et en vérité ie le croirois si ie ne sauois pas qu'il a des afaires qui le rapellent indispensablement à Paris. Il m'escrit 4 lignes en pasant dans vn cabaret sans m'expliquer les raisons de son séjour à Bareith ni celles de son silence, sans me parler de son retour ni de son nouueau séjour à Berlin. Enfin il m'escrit vn billet tel qu'il m'en escriroit vn de sa chambre à la miene, et voilà la seule chose que i'aye reçu de lui depuis le 14 7bre, c'est à dire depuis plus d'un mois. Conceués v͞s que quelqu'un qui me conoit m'expose à la douleur et à toutes les imprudences dont il sait bien que ie suis capable quand ie suis inquiète de lui? v͞s saués ce qu'il m'en a coûté, i'ay pensé réellement en mourir, et i'en ai encore vne petite fièure lente qui se marque en double tierce et qui me prépare vn très triste hiver. C'est vn miracle que ie n'ai pas pasé Lisle. Dans l'excés de mon inquiétude et de ma douleur ie ne sais où i'aurois pu aller, la fièure m'en a préserué, mais ie ne v͞s cache point que mon coeur est vlcéré et que ie suis pénétrée de la plus viue douleur. Auoir à me plaindre de lui est vne sorte de suplice que ie ne conoisois pas. I'ay Eprouué à la vérité vne situation plus cruelle, celle de trembler p͞r sa vie, mais ie pouuois espérer que mes craintes étoient chimériques, et il n'i a point de resource à ses procédés p͞r moi. Ie sais par vne lettre du 4 8bre que m. de Podewils a reçu de lui et qu'il m'a enuoiée de la Haie qu'il comptoit partir de Berlin le 11 ou le 12, mais ce n'étoit pas vn projet arêté et quelqu'opéra ou quelque comédie poura bien le déranger. Il est singulier que ie reçoiue ses nouuelles par les ministres étrangers et par les gazettes, cependant ie suis ici où ie fais semblant d'auoir affaire, mais mon esprit n'en est pas capable. Heureusement qu'il n'a pas de quoi s'exercer. Ie l'attendrai s'il reuient ce mois cy mais si son retour se retardoit come rien n'est plus posible, ie retournerai chercher auprès de v͞s vne consolation dont ie suis bien incapable, et ie comte aller enseuelir cet hiver mes chagrins à Cirey.

M. de Podeuils m'a rendu le seruice d'empêcher mon courier de paser la Haie. Ie suis bien fâchée que m͞e Dargental soit incomodée, il est bien juste cependant qu'elle ait quelque petit malheur p͞r compenser le bonheur qu'elle a d'être aimée par vn coeur com[e le] vôtre. Dites lui ie v͞s prie bien des choses de m[a part]. Ne montrés cette lettre à persone, ie sens vne triste consolation à v͞s ouurir mon coeur. Le tems ni les torts ne font rien sur moi et ie sens par ce que i'éprouue que la source de mes chagrins est intarisable. Dites quelque chose p͞r moi à m. votre frère. Ie v͞s reporterai la lettre que v͞s m'aués enuoié. Persone ne sent mieux que moi combien tout ce qui vient de lui est prétieux. Adieu mon cher ami, plaignés moi, aimés moi et escriués moi. Ie suis ie v͞s asure bien malheureuse.