1741-05-02, de Gabrielle Émilie Le Tonnelier de Breteuil, marquise Du Châtelet-Lomont à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

Ne me grondés pas, mon cher ami, voici le fait.
Il a falu faire passer ma réponse par la poste, et 500 Exemplaires Etoient dificiles à passer. Si i'eusse pris vne autre voie, j'aurois Essuié les lenteurs de la chambre syndicale, et la diligence Etoit le plus important de ma réponse. Si elle Eût tardé, on eût dit que ie l'aurois fait faire, et on n'en eût point senti les plaisanteries, parce que la letre de Mairan à laquelle elles font toutes allusion, auroit Eté oubliée. J'ay donc Eté obligée p͞r la faire paser de me seruir de toutes les voies possibles, or come ie ne voulois l'enuoyer à persone en droiture que m. de Mairan ne l'eût eü, j'ay Eté obligée d'attendre que m. du Chastellet, à qui j'auois Enuoié le paquet p͞r m. de Mairan et qui ne deuoit le doner que lorsqu'il auroit reçu un assés grand nombre d'exemplaires p͞r en doner à toute l'académie, m'eût mandé que m. de Mairan l'auoit. Voilà ce qui a retardé l'enuoi de la vôtre que i'ay Enuoié en droiture à m. votre frère. Tous mes amis et tous les ministres ont Essuié par la même raison le même retardem͞t.

Venons à la lettre Elle même. Mairan Est afligé et cela Est tout simple, il doit l'être d'auoir tort, et d'auoir mêlé du personel dans vne dispute purem͞t littéraire. Ce n'est pas moi qui ai comencé à y mettre des choses piquantes, il n'i a dans les institutions que des politesses p͞r lui, et des raisons contre son paralogisme, mais dans sa lettre il n'i a que des choses très piquantes p͞r moi, et aucune raison p͞r lui. Pouuois je trop relever le reproche outrageant qu'il me fait de ne l'auoir ni lu, ni Entendu, et d'auoir transcrit les simples résumés d'un autre? Y a t'il rien de plus piquant et en même tems de plus injuste? I'ay senti toute sa malignité, les discours de Koenig donoient de la vraisemblance à ses reproches, et il n'a pas tenu à lui que ie n'aye pasé p͞r m'être parée des plumes du pan come le geai de la fable. I'ay voulu le percer jusqu'au fons de l'âme, et ie crois y auoir réüssi. Il a la honte d'auoir mis de la mauuaise foi dans le fait, de l'impolitesse dans la forme, et des paralogismes dans le fons. Il Est dans vne situation cruelle, ie l'auoüe, car son silence Est vn aueu de son tort, et sa réponse ne feroit que montrer sa foiblesse. Il n'aura jamais le dernier, car ie ne suis pas secrétaire de l'académie, mais j'ay raison, et cela vaut tous les titres. Il fera très mal de ne pas répondre, mais n'ayant rien de bon à dire il feroit Encore plus mal en répondant. Ie suis fâchée p͞r lui qu'il m'ait imputé des choses si faciles à détruire. Ie n'ai pas cité ses paroles, c'est à dire ie n'ai pas cité toutes ses paroles, car ie ne voulois pas transcrire 14 pages, mais tout ce que i'ay cité come de lui se trouue, totidem verbis, dans son mémoire. Ie l'ay prouué à la pag. 7 de ma lettre, et si ie n'auois craint d'ennuier le lecteur ie l'aurois prouué en détail. Ie ne désire aucune grâce de m. de Mairan ni aucun Egard, qu'il réponde auec précision au dilemme que ie lui ay fait aux pag. 17 et 21 de ma lettre, ou bien il se confese conuaincu d'auoir fait un paralogisme indigne d'un philosophe, il n'i a pas un 3e parti.

Ie v͞s ai rendu comte de Mahomet, n͞s l'auons reuu 2 fois et il m'a toujours fait le même efet. C'est ce que n͞s auons au théâtre de plus véritablem͞t tragique. Mon auis seroit que la Nouë le jouât à Paris. Si le public peut s'acoutumer à sa figure qui resemble vn peu à celle d'un singe, c'est le meilleur acteur qu'on puisse auoir. Ah mon cher ami que ie v͞s ai regreté Et désiré, que v͞s auriés pleuré, et que v͞s auriés eü de plaisir. N͞s auons Emporté la pièce, et les rôles. M. de V. est décidé à ne la point faire imprimer qu'elle n'ait Eté jouée à Paris. Votre lettre a fait des miracles sur cela, et ie vous en remercie.

Ie suis véritablem͞t afligée des nouuelles que m. de Valory mande à son frère à Lisle sur le pauure Maupertuis. Il n'a point Eté tué à la bataille, mais il y a aparence qu'il a Eté tué par des paysans silésiens. Voici ce que m. de Valory mande. Il Etoit allé joindre le roy à Brieg p͞r prendre congé de lui, et lui demander la permision d'aller voyager en Danemarck et en Islande, où il a toujours eü Enuie d'aler. Quand il a Eté ariué à Brieg les Enemis ont fait vne marche p͞r couper le roi, le roy s'est mis en marche de son côté, Maupertuis a Eté obligé de le suiure, il n'a pu retourner à Breslau dont la comunication Etoit coupée, il a Eté à la bataille toujours à Côté du roi, qu'il n'a quitté que lorsque le roi a pasé de l'aile droite qu'il comandoit à l'aile gauche où comandoit le maréchal Shuerin, et qui començoit à plier. Le roi seul y a rétabli l'ordre, et a ramené son infanterie à la charge. Le pauure Maupertuis monté sur vn mauuais bidet qu'il auoit acheté la veille, n'a pu suiure le roi, il a Eté aux bagages p͞r monter dans les caroses du roi, des valets qui s'étoient mis dedans n'ont pas voulu le soufrir, il Est resté seul à pied au milieu de la nuit, et de la forest, ne pouuant se faire Entendre ni des prusiens ni des autrichiens, ni des silesiens. On craint que les paysans de la haute Silesie, qui sont acharnés par religion contre les prusiens, ne l'ayent canardé, car on dit qu'il s'étoit fait faire vn habit bleu, come les oficiers prusiens. Ils l'auront pris p͞r vn oficier, et l'auront asomé, car il ne pouuoit se faire Entendre. Voilà un triste sort, cela n'est pourtant que des conjectures, mais elles ne sont que trop vraisemblables. La lettre de m. de Valory Est du 19 à Breslau et la bataille s'est donée le 10. Il reste peu d'espérance, le roi a fait faire toutes les perquisitions imaginables, c'est vne vraie perte p͞r la France, et p͞r L'académie et i'en suis bien afligée ainsi que votre ami.

Camas Est mort d'un fièure maligne à Breslau, p͞r celui là, ie ne m'en soucie guères.

V͞s Etes àprésent bien à votre aise p͞r aimer le roi de Pruse, il s'est comporté come Alexandre. M. de Valori n'en parle qu'auec Enthousiasme, il marque que m. de Rothembourg a tiré le roi d'un très grand péril, ce qui fait Egalement honeur à tous [ . . .]. Mais ce qui Est charmant au roi c'est qu'il a Escrit vne grande lettre de sa main à votre ami, moitié prose, et moitié vers, charmante, elle Est du 16. Ceux qui disent qu'ils sont broüillés seroient bien atrapés s'ils voioient cette letre, car elle Est aussi tendre qu'aucune qu'il en ait reçu. Il faudra absolument le raimer s'il continuë, et v͞s m'auouërés que cela Est bien beau 6 jours après vne bataile. Voilà come il s'exprime, on dit les autrichiens batus, et ie le crois. Adieu mon cher ami, cette lettre Est moitié gazete et moitié factum, mais tout doit v͞s marquer combien ie v͞s aime tendrem͞t. Faites en part à nos amis et surtout à m. votre frère, et à m͞e Dargental. Votre ami baise vos ailes.

P. S. J'aprens dans le moment que Maupertuis Est à Viene, des paysans silesiens l'ont dépoüillé, et l'ont laisé dans vn bois où des houzards l'ont rencontré, et mené au comte de Neiperg qui sachant son nom lui a doné de l'argent et des habits, et l'a Enuoié à Viene auec les autres prisoniers, où l'on Est raui de l'auoir, et où il Est fêté come il le sera partout.