[c. 22 February 1749]
Avés v͞s des caprices impardonables?
V͞s avés voulu que je v͞s aimasse à la folie, et n͞s ferons les sceaux du puits, plus ie v͞s aime, et moins v͞s m'aimés. Cependant ie ne veux rien v͞s reprocher aujourdhui, ie ne veux que v͞s adorer et v͞s remercier de m'auoir rendu la vie, en vérité ie v͞s aurois fait pitié si v͞s auiés vu l'état où i'étois, et cet état dure depuis que v͞s êtes à Luneuille. V͞s y êtes ariué le 12 et depuis ce tems ie n'ai eu que 4 lettres de v͞s, en comtant celle que ie v͞s ai renuoiée. Ie v͞s renuoie celle du chev. de Listenai, ie voudrois v͞s renuoier les lignes qui me déplaisent dans vos lettres, mais elles tiennent à des choses si tendres et si charmantes que ie ne puis m'en détacher. Renuoiés moi celle de Troies si v͞s m'aimés, donés moi la satisfaction de la brûler. J'attends votre portrait auec la plus viue impatience, ie v͞s suplie ne le retardés plus. Il y a 8 jours que ie n'ai rien fait, i'étois hébétée, pourquoy m'aués v͞s retardée? Laissés moi la liberté d'esprit nécessaire p͞r finir vn ouurage dont la fin me ramènera à Luneuille, i'y serai au mois de mai, ie v͞s le jure encore mais n'est ce pas à moi que ie le jure, y a t il vn moment de plaisir et de bonheur p͞r moi loin de v͞s? Ie sens vn vide que ie voudrois bien que v͞s sentissiés, ie suis bien moins sensible à l'amitié, ie l'anonce à ma honte, et ie suis absolum͞t insensible à tout le reste. Ie suis très en peine de votre santé, si i'auois plus de confiance en votre amour i'espèrerois en votre régime, mais v͞s ne m'aimés peutêtre pas assés p͞r en auoir p͞r l'amour de moi, songés cependant que c'est précisément cela que v͞s me deués et qu'il n'y a rien que i'exige autant.
V͞s n'allés point en Angletere et i'ay pu v͞s escrire jusqu'à présent sans v͞s en remercier mais i'ay tant de choses à v͞s dire, que ma main ne peut pas suiure mon coeur. Songés v͞s bien au rauissem͞t où ie suis quand ie pense que ie v͞s reverai au mois de mai p͞r ne v͞s quitter jamais? On fronde la paix, les harengères se disent dans les halles, tais toi tu es bête comme la paix. Moi j'aime m. de Puisieulx et m. de st Seuerin à la folie. Si ie m'entendois en politique, i'en ferois l'apologie, de cette paix qu'on trouue si ridicule, ie sens que ie lui dois mon être, et que je puis pardoner au sort tout ce qu'il poura me faire puisque mon étoile a fait faire la paix, car ie suis bien sûre que c'en est là vne des raisons, l'amour veut que ie sois heureuse puis qu'il m'a fait rencontrer vn coeur come le vôtre, mais ie voudrois que v͞s eussiés pu être témoin de ce qui s'est passé dans mon coeur quand i'ay lu escrit dans votre lettre ma chère maitresse. Il est vrai qu'il y a longtems que ie n'auois eü ce bonheur mais coment quand v͞s receués le 16 ma 5e lettre qui doit être du 7 ne voyés v͞s pas clairem͞t qu'on retarde vos lettres? V͞s auriés dû la receuoir le 10 et à Luneuille aumoins la poste d'ensuite, v͞s m'aués répondu le 15 à des lettres du 11 donc celle du 7 a été retardée. Il v͞s en manque encore vne du 9. Ie v͞s suplie prenés vn peu sur votre lecture de Baile p͞r les vérifier sur le dernier mémoire que ie v͞s ai enuoié et que ie v͞s jure est éxact, et tâchés de retrouuer celle du 9. Elle est ie v͞s jure essentielle à ne pas perdre. Continués à numéroter les vôtres, il y en a eü sûrem͞t de perduës, car voilà la première où v͞s me parlés du voiage d'Angletere depuis celle de Nanci où v͞s me marquiés que v͞s y alliés.
Ie v͞s ai adressé la dernière poste vne lettre par m͞e Lemire, ie suis vn peu en peine qu'elle ne tombe dans les mains de mr Lemire, ie crois qu'il est plus sûr de v͞s escrire par Pan Pan. Mandés le moi, mais vos deux lettres (car ie n'en ai pas eü jeudi, et ie reçois aujourdhui celle du 17 et celles du 19, et i'en ai reçu cependant vne du roi et une de m. du Chatelet jeudi du 17). Vos deux lettres disje ne sont ni longues ni tendres, l'écriture en est rare p͞r remplir la page, elles ne ressemblent point à celle de Nanci, pourquoi ne m'aimés v͞s jamais autantà Luneuille qu'à Nanci? Otés moi cette inquiétude, elle empoisone mon bonheur. Ie craignois tant votre colère, qu'elles, ont fait mon bonheur à la première lecture, à la seconde ce n'est pas de même, surtout quand ie relis celles de Nanci et que ie les compare, v͞s aués bien de l'économie, et v͞s êtes bien maitre de v͞s si v͞s m'aimés ainsi plus ou moins selon qu'il v͞s plait. S'il est vrai cependant que votre amour dépende du mien, ie ne dois pas me plaindre, vos deux dernières lettres ne me le prouuent pas trop. Pourquoi ne m'auoir escrit qu'un mot le jeudi matin et n'auoir pas pu trouuer vn moment dans le reste du jour p͞r m'escrire plus longuem͞t? L'état où i'étois ne le méritoit il pas, pourquoi tant sacrifier aux fantaisies des autres? Croiés v͞s que ie pusse v͞s escrire autant que ie fais si ie ne v͞s escriuois que quand i'en ai le tems? Ce petit mot du jeudi est indigne, puis que v͞s me pardoniés il falloit donc m'aimer et me le dire, mais v͞s êtes come le silphe, non v͞s n'aimés qu'à tourmenter mon âme, ie v͞s l'ai prédit que ie v͞s serois insuportable quand ie v͞s aimerois autant que ie puis aimer. Pourquoi l'avés v͞s voulu? Croiés qu'il n'est pas aisé de faire mon bonheur. Avés v͞s voulu que ie vous adore p͞r me tourmenter, ou p͞r me sacrifier? Il me vient de tems en tems des idées tristes, mais pourquoi êtes v͞s si diférent de v͞s mêma à Nanci et à Luneuille?
Mandés moi si v͞s receués éxactemt mes lettres par Mets, ie v͞s escris tous les jours hors le mercredi par ce que ce jour là aucun courier ne part. V͞s en deués receuoir six par semaine mais ie suis persuadée qu'il en partiroit vne tous les jours de Luneuille si v͞s vouliés v͞s en informer, car le courier qui pase doit repasser, et si v͞s sauiés la diférence que cela fait dans ma vie et dans mon bonheur v͞s auriés cette complaisance. Mais pour quoi faut il que c'en soit une? Voilà come on escrit des lettres quand on aime, c'est v͞s qui aués grondé, qui v͞s êtes plaint, et ie v͞s ai escrit au moins le double de ce que v͞s m'aués escrit, et songés à tout ce que i'ay à faire. Quoique ie ne lise point Bayle i'ay bien peur que votre amour et le mien ne soient en même proportion que nos lettres.