1759-03-06, de Charles Bonnet à Baron Albrecht von Haller.

Je vous remercie, Monsieur, de la liberté que vous me laissés; je n'en abuserai pas.
Si vos belles observations sur le Poulet, prouvent que le Germe appartient à la Femelle, celles de Mr Herissant sur la voix des Quadrupèdes, forment d'un autre côté un argument difficile à résoudre. Vous les avés lues sans doute dans les mémoires de l'Académie de Paris pour l'année 1753. Vous y avés donc vû que les Organes de la Voix de l'Ane sont très composés, et très différents de ceux du Cheval. Or les Organes de la Voix du Mûlet ressemblent à ceux de l'Ane, et point du tout à ceux du Cheval.

Nous imaginons bien comment l'action de la liqueur séminale peut varier jusqu'à un certain point les Formes; mais comment développera-t-elle dans le Germe des Organes qui n'y sont point? Seroit-on admis à dire, que les Organes de la Voix du Mûlet ne différent peût-être pas autant de ceux du Cheval, que les observations de Mr Hérissant semblent le prouver? Devons nous en appeller à des Observations plus suivies, plus détaillées? Peût-être ne faut-il qu'un léger changement dans quelqu'endroit particulier de l'Organe de la Voix du Cheval, pour changer beaucoup cette Organe et ses effets. Combien de Parties très composées, très organisées dont une maladie ou un accident changent beaucoup la structure! J'aurai à concilier vos Observations et Celles de Mr Hérissan dans mon petit Ecrit sur la formation des Corps Organisés. Aidés-moi, je vous prie, Monsieur, à faire cette conciliation.

La Lettre singulière que Mr de Voltaire vous a écrite, et dont vous ne me dites qu'un mot, ne me surprend point. Cet homme extraordinaire se tourmente et se tourmentera sans-cesse. Il a attaqué la Réligion, les Rois, les Nations, les Particuliers, comment jouiroit-il d'un repos qu'il a bien voulu qui fût si souvent troublé, et dont il ne connoit pas le prix? J'entens beaucoup parler d'un Livre anonyme, intitulé la Guerre littéraire que L. L. E. E. de Berne ont déféré à l'Académie de Lausanne, et qu'elle a condamné. On m'assûre pourtant que cet Ouvrage ne contient rien contre la Réligion, le Gouvernement et les moeurs: mais on dit que Voltaire y est attaqué. Voltaire est-il donc aussi respectable que la Réligion, le Gouvernement et les moeurs? s'il à infecté la société par ses Ecrits, et s'il l'infecte encore ne pourra-t-on y répandre le contre-poison? Il vient de publier Candide ou l'Optimisme: c'est une ironie contre Leibnitz, que l'on peut dire plate quand on la compare au sistême du grand homme que l'on tâche à ridiculiser. Le bût secret de l'Autheur est de présenter l'Univers sous la forme la plus hideuse, d'où il résulte la conséquence, ou que l'Autheur de l'Univers ne se mêle point de ce quy s'y passe ou qu'il ne savoit ce qu'il faisoit, quand il le format. Voltaire désavoue ce Livre, comme il a désavoué la Pucelle; mais Candide et la Pucelle, sont aussi bien de Voltaire, que l'Epître à Uranie et le Poëme sur la Réligion naturelle. Celui-ci vient d'être condamné par le Parlement de Paris, à être brûlé par la main du Bourreau. Ce Parlement lui a donné pour compagnon d'infortune cinq autres Ouvrages de la même valeur; l'Esprit, le Pirrhonisme du sage, la Philosophie du bon sens, les Lettres sur le Matérialisme, les Lettres sémi-Philosophiques, les Etrennes des Esprits forts. Par le même Arrêt, l'Encyclopédie demeure suspendue et renvoyée à des Commissaires. On y parle de cet Ouvrage comme de l'opprobre de la Nation. On dit qu'il est composé dans le goût de celui de Bayle, qu'il est une compilation alphabétique de toutes les erreurs, de toutes les absurdités, et de toutes les impiétés répandues en divers Autheurs. Enfin on découvre aux yeux [du] Parlement, le secret de la Cabale, et l'art avec lequel [elle sçait] répandre son venin. Je ne puis vous dire avec quel [plaisir] j'ai lu d'un bout à l'autre cet Arrêt. J'y ai admiré par [tout] la force, la vérité, la noblesse de l'expression, et le zèle vraiement Chrêtien et Patriotique des sages Magistrats qui l'ont rendu. J'appris avant-hier que l'Encyclopédie a été supprimée pour toûjours, et le Privilège retiré. La voilà donc supprimée par l'Authorité; elle l'auroit été bientôt par la Zizanie des Autheurs. D'Alembert avoit déclaré très expréssément qu'il n'y travailleroit plus. Diderot vouloit continuer, le Chancelier lui a donné la paix malgré lui.

Je suis et serai toute ma vie avec un parfait et respectueux dévouëment

Monsieur

Vôtre très humble et très obéissant serviteur

C. Bonnet