1772-09-25, de Jean François de La Harpe à Voltaire [François Marie Arouet].

J'ai été témoin, mardi dernier d'une fête d'autant plus agréable qu'elle était imprévue, & à laquelle il ne manquait rien que celui qui en était le héros.
C'était vous surtout qui deviez voir mlle Clairon habillée en prêtresse d'Apollon, poser la couronne de lauriers sur la tête de l'auteur d'Alzire, dont le buste était élevé sur un piédestal, s'adresser à ce marbre insensible comme s'il eût dû l'entendre & s'animer à sa voix, & réciter avec ce bel organe & cette déclamation harmonieuse & sublime que vous lui connaissez une ode pleine de chaleur & d'enthousiasme qui semblait être l'hommage de la postérité. Il falloit l'entendre s'écrier en commençant.

Tu le poursuis jusqu'à la tombe,
Noire envie, & pour l'admirer
Tu dis, attendons qu'il succombe
Et qu'il vienne enfin d'expirer, &c.

Je voudrais pouvoir vous transcrire ici l'ode entière. En voici du moins quelques fragments.

Grâces, vertus, raison, génie,
Dont il fut l'organe divin,
Tendre Vénus, sage Uranie
Qu'il n'implora jamais en vain;
Beaux arts, dont il fut idolâtre,
Dieux du lycée & du théâtre,
Venez, descendez parmi nous:
Digne de la Grèce & de Rome,
Ce jour qui célèbre un grand homme
Doit être une fête pour vous.
Du ton sublime de Corneille,
Il a fait parler les Romains.
Racine a formé son oreille
Et mis son pinceau dans ses mains;
Grand comme l'un, quand il veut l'être,
Moins sage que l'autre peut-être,
Plus véhément que tous les deux;
Le dirai je? encore plus tragique,
Dans cet art profond & magique
Il a pénétré plus loin qu'eux.
O toi, qui, sans doute, incrédule
A tant de prodiges nouveaux,
Diras de lui comme d'Hercule,
Un seul n'a point fait ces travaux;
Ne divise point ton hommage,
Postérité, sur cette image
Fixe tes regards incertains;
Vois celui qui, dans quinze lustres,
Egal à vingt hommes illustres,
En a seul rempli les destins.
Opinion, bizarre idole,
Dont l'univers subit la loi,
Moins puissante que sa parole
En lui tu reconnais ton roi.
Au milieu de l'erreur commune,
L'homme éloquent est ce Neptune
Qui s'élève du sein des eaux,
Il parle aux vagues mugissantes,
Et les vagues obéissantes
Vont expirer sous les roseaux.
Toi qui, sous le glaive abattue,
Devenais l'opprobre des lois,
Famille innocente, à ma voix,
Viens, tombe aux pieds de sa statue.
Qu'importe de feintes douleurs?
Qu'importe de stériles pleurs
Qu'il a fait répandre au théâtre?
Ce sont tes pleurs qu'il a taris,
Qui rendront le monde idolâtre
De son âme & de ses écrits.
De nos bons rois modèle auguste,
Henri, le plus doux des vainqueurs,
Simple & grand, magnanime & juste,
Tu vis à jamais dans nos cœurs;
Mais sans ajouter à ta gloire,
Ton poète rend ta mémoire
Plus chère à nos derniers neveux;
Sous un pinceau qui nous enchante
Ton image encore plus touchante,
Reçoit plus d'encens & de vœux.

Voilà les vers que vous deviez entendre. Je regarde cette petite fête comme une espèce d'inauguration. C'est la muse de la tragédie chantant devant la statue de Sophocle un hymne composé par Pindare, &c.