Paris ce 4 octobre 1772
Non, mon illustre maître, il n'y a aucun courage à fouler aux pieds des insectes, et ce sont des insectes que tous vos ennemis.
Mais en eussiez vous de puissants et de redoutables, ce serait alors que j'élèverais la voix.
M. le comte de Schomberg m'avait entendu dire que l'ode, ou le poème lyrique des anciens était un morceau d'éloquence passionnée, sur un sujet sublime. Hé bien! me dit il, faites une ode à la manière des anciens. J'acceptai le défi, et il ne me fut pas difficile de m'animer sur le sujet que j'avais choisi. Ah! mon cher maître, que n'étiez vous là! que n'avez vous pu la voir et l'entendre, cette prêtresse d'Apollon, couronnant de lauriers votre buste, et commençant ainsi:
Tu le poursuis jusqu'à la tombe,
Noire envie, et pour l'admirer,
Tu dis: attendons qu'il succombe,
Et qu'il vienne enfin d'expirer.
C'était l'inspiration même; c'était l'ode en personne: tous les cœurs palpitaient de surprise et de joie: des larmes d'attendrissement coulaient de tous les yeux.
Grâces, vertus, raisons, génie,
Dont il fut l'organe divin,
Tendre Vénus, sage Uranie,
Qu'il n'implora jamais en vain,
Beaux-arts dont il fut idolâtre,
Dieux du Lycée et du théâtre,
Venez; descendez parmi nous.
Digne de la Grèce et de Rome,
Le jour qui célèbre un grand homme,
Doit être une fête pour vous.
Et cette apostrophe à la postérité:
O toi, qui, sans doute incrédule
A tant de prodiges nouveaux,
Diras de lui comme d'Hercule:
Un seul n'a pas fait ces travaux!
Ne divise point ton hommage,
Postérité, sur cette image
Fixe tes regards incertains;
Vois celui qui dans quinze lustres,
Egal à vingt hommes illustres,
En a seul rempli les destins.
Ce qui doit n'étonner que vous, mon cher maître, et ce que vous devez savoir, c'est qu'on n'a pas trouvé dans mon ode un seul mot d'exagération; et lorsque j'ai dit:
Du ton sublime de Corneille
Il a fait parler les Romains;
Racine a formé son oreille
Et mis son pinceau dans ses mains.
Grand comme l'un quand il veut l'être,
Moins sage que l'autre, peut-être,
Plus véhément que tous les deux;
Le dirai-je? encor plus tragique,
Dans cet art profond et magique,
Il a pénétré plus loin qu'eux;
tout le monde a reconnu que c'était la simple vérité. Tout le monde l'a reconnu de même dans ces vers à propos de la philosophie qui vous doit tant:
Aussi quel sillon de lumière
Ce grand homme laisse après lui!
Voyez dans sa source première
La clarté qui règne aujourd'hui.
Quel autre a plus aidé le monde
A sortir de la nuit profonde
Où l'erreur l'avait submergé?
Quelle main plus libre et plus fière
Ebranla l'immense barrière
D'un barbare et long préjugé?
Opinion, bizarre idole
Dont l'univers subit la loi,
Moins puissante que sa parole,
En lui tu reconnus ton roi.
Au milieu de l'erreur commune,
L'homme éloquent est ce Neptune
Qui s'élève du sein des eaux:
Il parle aux vagues mugissantes;
Et les vagues obéissantes
Vont expirer sous les roseaux.
Mais où notre divine prêtresse a fait une impression vive, c'est lorsqu'elle a peint la bonté, l'active sensibilité de votre âme, et que, s'adressant aux Calas, elle s'est écriée d'une voix si touchante, de cette voix d'Aménaïde:
Toi qui, sous le glaive abattue,
Devenais l'opprobre des lois,
Famille innocente, à ma voix,
Viens, tombe au pied de sa statue.
Qu'importe de feintes douleurs?
Qu'importe les stériles pleurs
Qu'il a fait répandre au théâtre?
Ce sont tes pleurs qu'il a taris,
Qui rendront le monde idolâtre
De son âme et de ses écrits.
C'est aussi lorsqu'elle a exprimé l'effet du poème de la Henriade, et qu'elle a dit:
De nos bons rois, modèle auguste,
Henri, le plus doux des vainqueurs,
Simple et grand, magnanime et juste,
Tu vis à jamais dans nos cœurs.
Mais, sans ajouter à ta gloire,
Ton poète rend ta mémoire
Plus chère encore à nos neveux.
Sous un pinceau qui nous enchante,
Ton image encor plus touchante
Reçoit plus d'encens et de vœux.
Oui, mon cher maître, notre petite fête a été celle du sentiment et de la vérité. Si, lorsqu'on élévera votre statue, le gouvernement était assez juste pour permettre un hommage public, je paraîtrais, n'en doutez pas, et en embrassant la statue de mon maître, je réciterais mon hymne avec l'enthousiasme de l'admiration et de l'amour.
Primâ dicte mihi, summâ dicende camœnâ.
Marmontel
Mademoiselle Clairon a été bien sensible à vos remerciements; elle vous en fait elle-même, et des plus tendres. Nous goûtons ensemble le plaisir de vous aimer et de vous admirer.