1768-08-31, de Voltaire [François Marie Arouet] à Étienne Michel Bouret.

Monsieur,

Mr. Marmontel votre ami et le mien vous a dit sans doute, ou vous dira combien notre langue répugne au stile lapidaire à cause de ses verbes auxiliaires et de ses articles.
Il vous dira qu'une épigraphe en vers est encore plus difficile; et que de cent il n'y en a pas une de passable excepté celles qui sont en stile burlesque, tant le génie de notre nation est tourné à la plaisanterie.

Il est triste d'emprunter deux vers d'un ancien auteur latin pour Louis XV. Répéter ce que les autres ont dit, c'est ne savoir que dire. De plus le Roi viendra chez vous, il verra votre statue et n'entendra pas l'inscription. Si quelque savant Duc et Pair lui dit que cela signifie qu'on souhaite qu'il vive long temps, on avouera que la pensée n'est ni neuve ni fine. Il y a bien pis. Si j'ai la hardiesse de vous faire une inscription en vers pour la statue du Roi, il faut rencontrer votre goût, il faut rencontrer celui de vos amis, et vous savez que la première idée qui vient à tout convive soit à table soit en digérant, c'est de trouver détestable tout ce qu'on nous présente, à moins que ce ne soit d'excellent vin de Tokai. Les choses se passaient ainsi de mon temps, et je doute que les Français se soient corrigés. Je ne vous enverrai donc point de vers pour le Roi. Le temps des vers est passé chez la nation et surtout chez moi. Tout ce que je vous dirai, c'est que si j'étais encore officier de la chambre du Roi, si j'avais posé sa statue de marbre sur un beau piédestal, s'il venait voir sa statue, il verrait au bas ces quatre petits vers-ci qui ne valent rien; mais qui exprimeraient que c'est un de ses domestiques qui a érigé cette statue, qu'on aime beaucoup celui qu'elle représente, et qu'on craint de choquer son indifférente modestie.

Qu'il est doux de servir ce maître,
Et qu'il est juste de l'aimer!
Mais gardons nous de le nommer,
Lui seul s'y pourrait méconnaitre!

Je sais bien que les beaux esprits ne trouveraient pas ces vers assez pompeux, et en effet je ne les ferais pas graver dans une place publique; mais je les trouverais très convenables dans ma maison. Ils le seraient pour moi, ils le seraient pour l'objet de mon quatrain: cela me suffirait, et les critiques auraient beau dire, mon quatrain subsisterait; mais ce que je ferais dans mon petit sallon de vingt-quatre pieds, vous ne le ferez pas dans votre sallon de cent pieds.

Mes vers trop familiers seraient vus de travers,
Et pour les grands sallons il faut de plus grands vers.

Quoi qu'il en soit ogn'uno faccia secondo il suo cervello.

Je vous réponds que si le Roi passe jamais par ma chaumière et s'il y trouve sa statue, il n'y lira pas d'autres vers au bas. J'aurais pu lui donner, comme un autre de l'héroïque et du plus grand Roi du monde et de la terre et de l'onde par le nez; mais Dieu m'en préserve et lui aussi.

Mais si j'étais en votre place, voici comme je m'y prendrais. Je collerais du papier sur mon piédestal, et j'y mettrais, le jour de l'arrivée du Roi:

Juste, simple et modeste, au dessus des grandeurs,
Au dessus de l'éloge il ne veut que nos cœurs.
Qui fit ces vers dictés par la reconnaissance?
Est ce Bouret? — Non c'est la France.

Le Roi aurait le plaisir de la surprise. Enfin si j'étais Louis XV je serais plus content de ce quatrain que de l'autre.

Mais je vous répète qu'il y a des courtisans qui ne seront jamais contens de rien.

Le résultat de tout ceci, Monsieur, c'est que vous n'aurez point de vers de moi pour votre statue, mais je vous aime de tout mon cœur et cela vaut mieux que des vers. Je vous supplie de dire à m. de la Borde combien je lui suis attaché, et combien mon cœur est plein de ses bontés. Si j'avais son portrait, il aurait une statue dans mon petit salon.

Avec tous les talents le destin l'a fait naître;
Il fait tous les plaisirs de la société,
Il est né pour la liberté
Mais il aime bien mieux son maître.

J'ai l'honneur d'être, &c.