1755-05-09, de Voltaire [François Marie Arouet] à Nicolas Claude Thieriot.

Je maudis bien mes ouvriers, mon cher et ancien ami, puisqu'ils vous empêchent de suivre ce beau projet si consolant que vous aviez de venir recueillir mes derniers ouvrages et mes dernières volontés.
Je plante et je bâtis sans éspérer de voir croître mes arbres, ni de voir ma cabanne finie. Je construis à présent un petit apartement pour made de Fontaine qui ne sera prêt que l'année qui vient: c'est une de mes plus grandes peines de ne pouvoir la loger cette année. Mais vous qui pouvez vous passer d'un cabinet de toilette et d'une femme de chambre, vous pouriez encor si le cœur vous en disait, venir habiter un petit grenier meublé de toile peinte, apartement digne d'un philosophe; et que votre amitié embellirait. Nous ne sommes pas loin de Genêve; vous verriez Mr de Montpéroux, le Résident que vous connaissez; vous auriez assez de livres pour vous amuser, une très-belle campagne pour vous promener; nous irions ensemble à Monrion, nous nous arrêterions en chemin à Prangins, vous verriez un très-beau et très-singulier pays, et s'il venait faute de votre ancien ami, vous vous chargeriez de son héritage littéraire, et vous lui composeriez une honnête Epitaphe. Mais je ne compte point sur cette consolation. Paris a bien des charmes, le chemin est bien long, et vous n'étes pas probablement désœuvré.

Vous m'avez parlé de cet ancien Poëme fait il y a vingt-cinq ans dont il court des lambeaux très-informes et très-falsifiés: c'est ma destinée d'être défiguré en vers et en prose, et d'essuyer de cruelles infidélités. J'aurais voulu pouvoir réparer au moins le tort qu'on m'a fait par cette infâme falsification de cette Histoire prétendue universelle: c'était-là un beau projet d'ouvrage, et je vous avoue que je serais bien fâché de mourir sans l'avoir achevé, mais encor plus sans vous avoir vû.

Made La Duchesse d'Aiguillon m'a commandé quatre vers pour Mr de Montesquieu comme on commande des petits pâtés; mais mon four n'est point chaud; et je suis plutôt sujet d'épitaphes que faiseur d'épitaphes: d'ailleurs notre langue avec ses maudits verbes auxiliaires est fort peu propre au stile lapidaire. Enfin l'Esprit des Loix en vaudra-t-il mieux avec quatre mauvais vers à la tête? Il faut que je sois bien baissé puisque l'envie de plaire à made d'Aiguillon n'a pu encor m'inspirer. Adieu mon ancien ami, si made la Comtesse de Sandwish daigne se souvenir de moi, j pray you to present her with my most humble respect. Vous voyez que je dicte jusqu'à de l'anglais; j'ai les doigts enflés et l'esprit aminci, et je ne peux plus écrire.

V.