1756-04-15, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Bordes.

Soyez bien sûr, Monsieur, que votre lettre me fait plus de plaisir que tout ce que vous auriez pu m'envoyer d'Italie soit Opéras, soit Agnus Dei.
Nous sommes très fâchés, Made Denis et moi, que vous n'ayez pas pu prendre votre route par Genève. Après avoir vu des Palais et des cascades, et après avoir entendu des miserere à quatre choeurs, vous auriez vu dans une retraite paisible deux espèces de philosophes pénétrés de votre mérite. J'ai eu longtemps un extrême désir de faire le voyage dont vous revenez: mais à présent je n'ai plus d'autre passion que celle de rester tranquile chez moi, et d'y pouvoir recevoir des hommes comme vous. Je fais bien plus de cas d'un être pensant que de st Pierre de Rome et ce n'est pas trop la peine à mon âge d'aller dans un pays où il faut demander la permission de penser à un dominicain.

Mr l'abbé Pernetti m'a mandé qu'il fallait deux vers pour l'inscription de votre salle de spectacles, et qu'il ne fallait que deux vers. La langue française qui par malheur est très-ingrate pour le stile lapidaire rend cette besongne assez mal-aisée. Quatre vers en ce genre sont plus aisés à faire que deux. Cependant je vous supplie de dire à Mr l'abbé Pernetti que j'essayerai de lui obéir et de lui plaire. J'ai encore heureusement du temps devant moi; on dit que votre salle ne sera prête que pour l'automne. Je me flatte qu'avant ce temps-là il faudra faire des inscriptions pour la statue de mr le Maréchal de Richelieu à Minorque.

Adieu, Monsieur, conservez moi une amitié dont je sens vivement tout le prix. J'ai l'honeur d'être bien véritablement avec tous les sentiments qui vous sont dus votre très humble et très obéissant serviteur

Voltaire