à Ferney, 19 avril 1772
Monsieur,
Vous prêtez de belles aîles à ce mercure qui n'était pas même galant du tems de Visé, et qui devient, grâce à vos soins, un monument de goût, de raison et de génie.
Vôtre dissertation sur l'ode me parait un des meilleurs ouvrages que nous aions. Vous donnez le précepte et l'exemple. C'est ce que j'avais conseillé il y a longtems aux journalistes; mais peut on conseiller d'avoir du talent? Vos traductions d'Horace et de Pindare prouvent bien qu'il faut être poëte pour traduire un poëte. Mr De Chabanon était très capable de nous donner Pindare en vers français, et s'il ne l'a pas fait c'est qu'il travaillait pour une société Littéraire plus occupée de la connaissance de la langue grecque, et des anciens usages que de nôtre poësie.
Je pense qu'on ne chanta les odes de Pindare qu'une fois, et encor en cérémonie le jour qu'on célébrait les chevaux d'Hieron, ou quelque héros qui avait vaincu à coups de poing; mais j'ai lieu de croire qu'on répétait souvent à table les chansons d'Anacreon, et quelques unes d'Horace. Une ode après tout est une chanson, c'est un des attributs de la joie. Des chansons qui ne sont point faittes pour être chantées ressemblent à ces tîtres de conseiller du roi donnés à des gens qui n'ont jamais conseillé personne. Nous avons dans nôtre langue des couplets sans nombre qui valent bien ceux des Grecs, et qu'Anacréon aurait chantés lui même, comme on l'a déjà dit très justement.
Toute la France du tems de nôtre adorable Henri 4 chantait, charmante Gabrielle, et je doute que dans toutes les odes grecques, on trouve un meilleur couplet que le second de cette chanson fameuse,
A l'égard de l'air nous ne pouvons avoir les pièces de comparaison; mais j'ai de fortes raisons pour croire que la musique grecque était aussi simple que la nôtre l'a été, et qu'elle ressemblait un peu à nos noels et à quelques airs de nôtre chant grégorien. Ce qui me le fait croire c'est que le pape Grégoire quoique né à Rome était originaire d'une famille grecque, et qu'il substitua la musique de sa patrie au hurlement des occidentaux.
A l'égard des chansons Pindariques, j'ai vu avec plaisir dans un essai de supplément à l'entreprise immortelle de l'enciclopédie, qu'on y cite des morceaux sublimes de Quinaut qui ont toute la force de Pindare en conservant toujours cet heureux nautrel qui caractérise le phénix de la poésie chantante comme l'appelle La Bruiere.
Le beau chant de la déclamation qu'on appelle récitatif donnait un nouveau prix à ces vers héroïques pleins d'images et d'harmonie. Je ne sais s'il est possible de pousser plus loin cet art de la déclamation que dans la dernière scène d'Armide; et je pense qu'on ne trouvera dans aucun poëte grec rien d'aussi attachant, d'aussi animé, d'aussi pittoresque que ce dernier morceau d'Armide, et que le quatrième acte de Roland. Nonseulement la lecture d'une ode me parait un peu insipide à côté de ces chefs d'œuvres qui parlent à tous les sens, mais je donnerais pour ce quatrième acte de Quinaut toutes les satires de Boileau, injuste ennemi de cet homme unique en son genre, qui contribua comme Boileau à la gloire du grand siècle, et qui savait aprécier les sombres beautés de son ennemi, tandis que Boileau ne savait pas rendre justice aux siennes.
Je reviens à nos odes. Elles sont des stances, et rien de plus. Elles peuvent amuser un lecteur quand il y a de l'esprit et des vérités. Par exemple je vous prie d'apprécier cette stance de La Motte.
Dites moi si vous connaissez rien de plus vrai, de plus digne d'être senti par un roi et par un philosophe. Pindare ne parlait pas ainsi à cet Hieron qui lui donna pour ses louanges cinq talents évalués du tems du grand Colbert à mille écus le talent, le quel en vaut aujourd'hui deux mille.
La grand ode, ou plustôt la grande himne d'Horace pour les jeux séculaires est belle dans un goust tout différent. Le poète y chante Jupiter, le soleil, la lune, la déesse des accouchements, Troye, Achille, Ænée, etc. Cependant il n'y a point de galimathias. Vous n'y voiez point cet entassement d'images gigantesques, jettées au hazard, incohérentes, fausses, puériles par leur enflure même, et qui sont cent fois répétées sans choix et sans raison. Ce n'est pas à Pindare que j'adresse ce petit reproche.
Après avoir très bien jugé et même très bien imité Horace et Pindare, et après avoir rendu à Mr de Chabanon la justice que mérite sa prose noble et harmonieuse qui parait si facile malgré le travail le plus pénible, vous avez rendu une autre espèce de justice. Vous avez examiné avec autant de goût et de finesse que de sagesse et d'honnêteté, je ne sais quelle satire grossière intitulée épître de Boileau. Je ne la connais que par le peu de vers que vous en raportez, et dont vous faittes une critique très judicieuse. Je vois que plusieurs personnes d'un rare mérite sont attaquées dans cette satire. Messieurs de St Lambert, Delile, Saurin, Marmontel, Thomas, du Belloi, et vous même, Monsieur, vous paraissez avoir vôtre part aux petites injures qu'un jeune écolier s'avise de dire à tous ceux qui soutiennent aujourd'hui l'honneur de la littérature française.
Comment serait reçu un écolier qui viendrait se présenter dans une académie le jour de la distribution des prix, et qui dirait à la porte, Messieurs, je viens vous prouver que vous êtes les plus méprisables des gens de Lettres? Il faudrait commencer par être très estimable pour oser tenir un tel discours, et alors on ne le tiendrait pas.
Lorsque la raison, les talents, les mœurs de ce jeune homme auront acquis un peu de maturité, il sentira l'extrême obligation qu'il vous aura de l'avoir corrigé. Il verra qu'un satirique qui ne couvre pas par des talents éminents ce vice né de l'orgueil et de la bassesse, croupit toute sa vie dans l'opprobre, qu'on le hait sans le craindre, qu'on le méprise sans qu'il fasse pitié, que toutes les portes de la fortune et de la considération lui sont fermées, que ceux qui l'ont encouragé dans ce métier infâme sont les premiers à l'abandonner et que les hommes méchants qui instruisent un chien à mordre ne se chargent jamais de le nourir.
Si l'on peut se permettre un peu de satire ce n'est ce me semble que quand on est attaqué. Corneille vilipendé par Scudéri, daigna faire un mauvais sonnet contre le gouverneur de nôtre Dame de la garde. Fontenelle honni par Racine et par Boileau leur décocha quelques épigrammes médiocres. Il faut bien quelquefois faire la guerre deffensive. Il y a eu des rois qui ne s'en sont pas tenus à cette guerre de nécessité.
Pour vous, Monsieur, il me semble que vous soutenez la vôtre bien nôblement. Vous éclairez vos ennemis en triomphant d'eux; vous ressemblez à ces braves généraux qui traittent leurs prisonniers avec politesse, et qui leur font faire grande chère.
Pour ces petits folliculaires qui n'aiant jamais pu essaier même de faire un mauvais livre subsistent du mal qu'ils disent tous les quinze jours des écrits des autres; pour ces pauvres gens ressemblants à des colporteurs qui voudraient juger d'une pièce de théâtre parce qu'ils l'ont affichée au coin des rues, pour ces malheureux, dis-je, qui n'auraient pas eu à manger s'ils ne s'étaient nouris de venin, vous leur pardonnez de vivre de leur mêtier.
Il faut avouer que la plus part des querelles littéraires sont l'opprobre d'une nation. Elles naissent presque toujours de la rage famélique de ceux qui ne pouvant rien produire voudrait dévorer ceux qui travaillent. Ces araignées croyent saisir les abeilles dans leurs filets, mais les abeilles en passant déchirent leur toile, percent de leur aiguillon l'animal abominable et vont continuer à faire leur miel et leur cire.
C'est une chose plaisante à considérer que tous ces bas satiriques qui osent avoir de l'orgueil. Et voici un qui reproche cent erreurs historiques à un homme qui a étudié l'histoire toutte sa vie. Il n'est pas vrai, luy dit il, que quelques rois de la première race aient eu plusieurs femmes à la fois; il n'est pas vrai que Constantin ait fait mourir son beaupère, son beaufrère, son neveu, sa femme et son fils; il est vrai que l'empereur Julien qui n'était point philosophe, immola une femme et plusieurs enfans à la lune, dans le temple de Carres, car Theodoret l'a dit, et c'était un secret sûr pour battre les Perses que de pendre une femme par les cheveux et de lui arracher le cœur; il n'est pas vrai que jamais un laique ait confessé un laique — témoin le sire de Joinville qui dit avoir confessé et absous les connétable de Chipre selon qu'il en avait le droit, et témoin st Tomas qui dit expressément, La confession à un laique n'est pas sacrement mais elle est comme sacrement. Confessio, ex defectu sacerdotis laico est sacramentalis quodam modo, Tome 2, page 255; il est faux que les abesses aient jamais confessé leurs relligieuses — car Fleuri dans son histoire eclésiastique dit qu'au 13e siècle les abesses en Espagne confessaient les relligieuses et prêchaient, tome 16, p.246, car ce droit fut établi par la règle de st Bazile, t. 2, page 453, car il fut longtemps en usage dans l'église latine, Martene, tome 2, page 39; il n'est pas vrai que la st Barthelemi fut préméditée — car tous les historiens à commencer par le respectable de Thou conviennent qu'elle le fut; il est vrai que la pucelle d'Orleans fut inspirée car Monstrelet, contemporain, dit expressément le contraire, donc vous êtes un ennemi de Dieu et de l'état.
Quand on a daigné répondre à cet homme, car il faut répondre sur les faits et jamais sur le goust, il fait encor un gros livre pour sauver son amour propre et pour dire que s'il s'est trompé sur quelques bagatelles, c'était à bonne intention.
Un autre homme aussi savant et qui a plus de grandeur d'âme contrefait une édition du Siècle de Louis 14, et pour le vendre il la charge des calomnies les plus atroces contre la mémoire de ce monarque, contre celle du régent et contre tous les généraux d'armée et les ministres. Il est puni, et il ne sort de prison que pour prouver qu'il n'a pas eu tort, qu'une madame Cocchius lui a fait des avances, et que l' univers prendra son parti quand il aura refait un poème épique, comme il a refait le Siècle de Louis 14.
Vous avez grand raison monsieur de ne pas baisser les yeux vers de tels objets, mais ne vous lassez pas, Monsieur, de combattre en faveur du bon goût; avancez hardiment dans cette épineuse carrière des Lettres où vous avez remporté plus d'une victoire en plus d'un genre. Vous savez que les serpents sont sur la route, mais qu'au bout est le temple de la gloire. Ce n'est point l'amitié qui m'a dicté cette Lettre, c'est la vérité, mais j'avoue que mon amitié pour vous a beaucoup augmenté avec vôtre mérite et avec les malheureux efforts qu'on a faits pour étouffer ce mérite qu'on devait encourager.
J'ai l'honneur d'être etca.