1759-03-27, de Charles Bonnet à Baron Albrecht von Haller.

J'eüs l'honneur, Monsieur, de vous écrire le 24 de ce Mois pour vous rendre compte de la petite Commission que vous m'aviés donnée sur l'achapt de L'esparcette.

Je conviens que vos preuves sur la Génération sont directes; aussi les ferai-je bien valoir; mais on prétendra peût-être leur égaler celle de Mr Hérissant; les vôtres port[ent] cependant sur l'Embryon même.

Je ne voudrois pas des talens de Mr de Voltaire au prix qu'il en jouit. C'est à mon avis un des Etres les plus malheureux qui soyent sur la surface du Globe. Il le seroit désjà par sa triste incrédulité. Un homme qui peint l'Univers, comme il est peint dans le Poëme sur Lisbonne et dans Candide, voit toute la Nature tendue de noir. Mais ce que je ne lui pardonne pas, c'êst de nous la montrer ainsi. Vous êtes heureux, Monsieur, d'avoir et ses talens, et un coeur fait pour goûter la Réligion.

On a répandu ici un grand nombre de Copies d'une Lettre que Mr de Voltaire vous a écrite, et de vôtre réponse à cette Lettre. Je vous les envoye afin que vous puissiés juger si on n'y a rien changé. Les Partisans outrés de Voltaire se plaignent de la Publication de ces Lettres. Il sentent la supériorité de vôtre Réponse, et c'êst précisément cette supériorité qui les choque. Je ne cherche point à déviner comment ces Lettres se sont répandues dans le Public; mais je ne puis méconoitre dans la réponse la touche mâle et heureuse d'un Génie que j'aimes et respectes.

Je vous vois d'ici transformer les Marais en Champs fertiles, et faire sur le terrain ce que vous avés fait dans vos admirables Poësies. Celui qui vous succédera à Roche bénira vos travaux. La plante que vous semés dans les Marais, n'est-elle point celle dont il est parlé dans l'Extrait cy inclus? Vôtre âme est faite pour les plaisirs des Champs, et quoiqu'elle pût-être l'ornement des plus grandes Villes, j'aime à vous entendre dire, que vous aurés de la peine à vous réconcilier avec elles. Plus on vit, et plus on sent que les plaisirs simples sont les vrais plaisirs. Mais l'âme perd le goût de ces plaisirs à proportion qu'elle se corrompt. Il est d'un ami des hommes, comme vous l'êtes, de la rappeller à sa vraye déstination. Cependant malgré ses Charmes naturels la campagne deviendroit elle même insipide, si l'espérance d'une immortalité glorieuse n'embellissoit autour de nous toute la Nature. Je le dis souvent parce-que je le pense, le Philosophe Chrétien est un Etre qui a la tête dans le Ciel et les pieds sur la Terre.

Vous ne m'avés rien répondu, Monsieur, sur la guerre Littéraire, cet Ecrit que Voltaire traite de Libelle abominable. Cette qualification odieuse m'ôteroit toute envie de le lire, si je n'avois pas lieu de soupçonner que la passion la lui à dictée. Je crois qu'ûne des meilleures manières de faire la critique de cet Ecrivain, seroit d'en recueillir simplement les contradictions en tout genre. Il voudroit bien mériter vôtre suffrage; et ses amis ne manquent pas de dire que vous lui avés écrit des Lettres, pleines de témoignages d'estime. Pour moi qui sçais que vous ne les prodigués pas en témoignages, je prends tout cela au Rabais.

Ne prenés jamais au rabais les assûrances de la haute éstime et du respectueux dévouëment avec lesquelles je serai toute ma vie

Monsieur

Vôtre très humble et très obéissant serviteur
Bonnet