1766-02-25, de Étienne Maurice Falconet à Denis Diderot.

… Eh bien, dites vous, Pline n'a pas connu les beautés des arts….
C'est Voltaire qui ne se connoit ni en architecture, ni en Sculpture, ni en Peinture mais qui transmet à la postérité le sentiment de son siècle. C'est leur projet à tous deux, mais pour le remplir, il faut discerner la voix du siècle d'avec les décisions Ephémères des petites sociétés. C'est ce que Voltaire n'a pas fait, je vous assure. Ce n'est donc point le sentiment de son siècle qu'il transmet à la postérité.

C'est ici l'occasion de vous en donner la preuve. Je me suis trop avancé pour ne pas achever. Je rectifierai les jugemens hazardés de Voltaire avec d'autant plus de soin qu'ils sont plus dangereux. Un faux trait de sa plume peut faire maxime. Son génie plane sur touttes les connoissances humaines. Si la critique doit toujours être honnête, elle doit très assurément avoir, en particulier, les plus grands égards pour un homme que, même en le contredisant, on ne peut cesser d'admirer. Mais il a parlé de tout, il a fait tous les hommes ses juges autant que ses admirateurs, et la postérité qui l'aimera le jugera encore.

Il dit (Histoire générale, ch.42), le Sueur n'a eu que le Voüet pour maître. Ce que déprimant n'est pas la voix du siècle. Voüet a rapporté d'Italie la grande manière de peindre; il a développé les grands principes, nous lui devons tout.

Il dit, la famille de Darius qui est à Versailles n'est point effacée par le coloris de Paul Veronese qui est vis à vis. Cette voix, ou je me trompe fort, n'est pas celle du siècle. Il falloit, ce me semble, opposer coloris à coloris, dessin à dessin, ainsi des autres parties. Le coloris frais et vrai de Veronese, laisse bien loin le coloris pesant et rouge du tableau de Lebrun. Il falloit comparer les expressions de quelques figures, et en rester là.

Il dit, les tableaux de Caze commencent à être d'un grand prix. Comme ce n'étoit pas le siècle qui mettoit ce prix, il ne s'est point trouvé d'enchérisseurs. Caze étoit habile homme.

Il dit, le tableau de Santerre dans la chapelle de Versailles est un chef d'œuvre de grâces. Il faut convenir que ce tableau avoit déjà reçu de grands éloges. On trouve dans la description de Versailles, que le Peintre a rassemblé dans la figure de Ste Therese tous les dons de la nature, tout ce qui frappe dans la beauté, tout ce qui plaît dans les agrémens, et tout ce qui touche dans la douceur et dans la modestie. Enfin, le même air et les mêmes manières qu'avoit la grande Isabelle de Castille. L'éloge est grand; mais l'ouvrage est petit. La sainte minaude un roulement d'yeux qui manque son effet, parce que ces yeux appartiennent à une tête sans caractère, et dont les autres parties n'ont point d'expression. Le tableau est mou, froid, les tons sont pesans, la couleur cendrée; c'est une capucinade. Si de Voltaire eût vû la descente du St Esprit de Jouvenet, dans la Chapelle de Versailles, quel éloge il en eût fait! que la Ste Therese lui eût semblée petite! Elle eût disparu.

Il dit que l'Adam et Eve du même est un des plus beaux qu'il y ait en Europe. C'est un tableau de Santerre, copie froide de la Venus de Medicis et de L'Antinoüs. Ce tableau a des beautés sans doute; mais il y a des chiens que le plus mauvais peintre avoueroit à peine.

Il dit que Jouvenet, quoique bon Peintre est inférieur à Le Brun son maitre: qu'il voyoit les objets jaunes, par une singulière conformation d'organes: qu'il les a peints presque tous de cette couleur. Jouvenet, bon peintre! C'est unanimement un des grands Peintres de l'Europe.

Venez voir dans notre Académie sa descente de croix, et vous me direz si le Brun eût jamais fait ce tableau étonnant, un des premiers de l'univers.

Si Voltaire eût prêté l'oreille à la voix du siècle (mais il étoit bien jeune quand on fit Coypel premier Peintre) il eût entendu cette voix s'écrier, Coypel est premier Peintre du Roi; Jouvenet est premier peintre du Royaume. Ce n'étoit pas la voix passagère de la cabale; elle dure encore, et se fortifie tous les jours. Chacun peut l'entendre.

Je ne devrois rien dire du prétendu vice d'organes de Jouvenet, qui le faisoit peindre jaune. Un enfant est en état de sentir ce que vaut l'observation. Il faudroit que cette faute ne se perpétuât pas dans toutes les éditions d'un écrivain immortel.

Je ne parlerai donc point pour vous. Une tête saine comme la vôtre ne détourne pas la question et ne s'amuse pas à calculer à perte de vüe une évidence aussi palpable. La cause de quatre, c'est deux fois deux. En pareil cas, je me garde bien d'en sçavoir davantage.

Mais si quelqu'un vouloit subtiliser et distinguer entre un Ictérique de naissance, et un qui le seroit devenu par maladie; si on disoit, ces deux différentes causes qui peignent ne peuvent produire le même effet peint, parce qu'il est de toute impossibilité que deux causes différentes produisent deux effets semblables, je prierois 1. mon subtil logicien d'observer qu'à la vérité deux causes différentes ont mis les deux ictériques dans la nécessité de voir jaune, et qu'il peut y avoir peu ou beaucoup de différence dans leurs manières de voir. Ensuitte je lui demanderois, où cela va-t'il? que cela conclut-il pour ou contre l'observation de Voltaire qui dit simplement, Jouvenet peignoit jaune parce qu'il voyoit jaune? et je dirois à mon Philosophe raisoneur, ami, tu tiens sans propos un fort bon propos.

Le but de Jouvenet, ictérique ou non, étoit d'imiter les objets coloriés de la nature. Pour y arriver, il prenoit sur sa palette la couleur qui lui paroissoit semblable à celle de l'objet. Si l'ictère, ainsi qu'un verre jaune qu'il auroit eu devant les yeux, répandoit ce ton sur tout ce qu'il voyoit, l'erreur étoit partout égale. Il prenoit sur sa palette du bel incarnat, qui lui paroissoit un peu jaune pour imiter une belle rose qui lui paroissoit un peu jaune; et vous qui l'auriez vu peindre et se tromper aussi conséquemment, vous eussiez dit, Jouvenet colore nécessairement comme la nature. Car il voit une pareille teinte de jaune sur tous les objets de couleur pareille. Il la voit donc sur sa pelette. Je rougirois de cette digression, et vous feriez bien de m'en gronder, s'il ne se trouvoit d'excellens raisonneurs qui se méprennent quelquefois, vous le sçavez.

Il faut vous dire pourquoi Jouvenet peignoit quelquefois jaune. Il fit à Roüen les études des tableaux de St Martin. Ses modèles étoient des portefaix jaunis du hâle et brûlés du soleil. Ces tableaux eurent le plus grand succès. Ces tons leur convenoient. Les sujets de Jouvenet étoient presque toujours du peuple et des apôtres. L'habitude de voir et de peindre des tons jaunes, dégénéra si bien en manière, que tous ses ouvrages s'en ressentirent plus ou moins, et quelquefois très malàpropos. Revenons à Voltaire.

Il dit le mérite de Lafosse étoit àpeuprès semblable à celui de Santerre. Santerre qui ne faisoit que des figures seules, n'étoit en rien semblable à Lafosse, très sçavant dans les effets, le coloris, la magie, les ressorts et l'harmonie d'une grande machine. C'est comparer les vers de Lamotte, ou les rimes de St Evremont à la Henriade.

Il dit, le tableau de Rigaud du Cardinal de Boüillon ouvrant l'année sainte est un chef-d'œuvre égal aux plus beaux ouvrages de Rubens. Cela peut se dire à l'Hôtel de Boûillon. Ce tableau de la vieillesse de Rigaud est couleur de rose et de brique. Il est aussi loin du plus beau Rubens, que mon style est loin du vôtre.

Il dit Detroyes le fils a fait des tableaux d'histoire estimés. Ah! mon maitre! des tableaux estimés! Dites qu'ils étoient remplis de ce génie noble, fécond, riche, qui fait tant d'honneur à notre école.

Il dit Vateau a été dans le gracieux ce que Tenieres a été dans le grotesque. Vateau est Créateur d'un genre de galanterie qu'il a porté à un point de perfection unique. Tenieres peignit avec la plus grande finesse les hommes de son paÿs; ce qui ne s'est jamais dit grotesque. Callot a quelquefois fait des grotesques.

Il dit Lemoine a peutêtre surpassé tous ces Peintres par la composition du sallon d'Hercule à Versailles. Lemoine n'a surpassé par aucune de ses compositions ni Poussin, ni Voüet, ni Lesueur, ni Le Brun, ni Bourdon, ni Jouvenet, ni Lafosse ni de Troye. Son Platfonds de Versailles, quoique rempli des plus beaux détails dans l'exécution. laisse encore du chemin entre sa composition et celle des maitres que je nomme. Voltaire ne sçait pas (ch.33) s'il y a dans l'Europe de plus beaux Platfonds. Qu'il me permette de lui dire qu'il y en a en Italie.

Il dit enfin, Girardon a égalé tout ce que l'antiquité a de plus beau par les bains d'Apollon, et par le tombeau du Cardinal de Richelieu. Ne restât-il que ces deux ouvrages, ils attesteroient la beauté de la sculpture Françoise. Mais égalent-ils le Gladiateur, L'Apollon, Le Laocoon? D'ailleurs la composition des bains et celle du tombeau sont de Le Brun, ainsi que tout ce qu'a fait Girardon pour le Roi.

Quand on ne nomme ni Lefevre, ni Bourguignon, ni Vandermeulen, ni L'Argilieres ni Noel Coypel, qu'on nomme Vouet pour le déprimer, qu'ailleurs (ch. 33) sans le nommer, on le met au rang des peintres médiocres qui ont précédé le Poussin, qu'on juge comme vous venez de voir, transmet-t-on à la postérité le sentiment de son siècle sur la Peinture et la Sculpture?

Voilà deux hommes du premier mérite, qui, à 1700 ans L'un de l'autre se chargent d'immortaliser les beaux arts. Voyez comme ils s'y prennent, à qui donc se fier pour arriver à la postérité sans être défiguré? …