1738-12-10, de Voltaire [François Marie Arouet] à [unknown].

J'attendais avec bien de l'impatience, monsieur, que vous fussiez enfin à Paris pour vous dire combien votre souvenir m'a touché, combien mon cœur y est sensible.
Me trompai je, en imaginant que vous êtes redevenu français et que vous avez renoncé à la liberté? Mais avez vous trouvé l'équivalent? Puis je me flatter que toutes vos affaires aient tourné à votre gré, que vous ayez une fortune digne de vous, et un loisir convenable à ce goût charmant dont vous honnorez toutes les parties de la littérature? Tandis que vous voyagiez je n'ai bougé de Cirey, toutes les muses y ont toujours été cultivée, et vous toujours souhaité. J'ay beaucoup reformé l'histoire de Charles douze dont vous me parlez. Je joindrai à cet abrégé ce que je crois de plus intéressant et de plus digne de la postérité au sujet du czar Pierre. Les petits détails sont des victimes qu'il faut immoler aux grands événements. Je ne me soucie de savoir des grands hommes que ce qui les a rendus grands. On serait moins inondé de livres si on pensait comme moi, si on écrivait que ce qui mérite d'être su. Le Vasseur a fait en quatorze tomes l'histoire de Louis 13. Un petit in douze est au juste la mesure qui lui convenait. Je pardonne au gazetier chronologiste, au pesant historiographe, la triste occupation de tout dire. Ces énormes recueils sont le magasin où le génie doit puiser, c'est là qu'il faut prendre quelques couleurs choisies pour peindre un tableau qui passe à la postérité. Il y a longtemps que j'ay commencé sur ces principes l'histoire du siècle de Louis 14. Mais quelque grand que soit le héros, et quelque attention que mérite le siècle plus grand que le héros, dieu me préserve de faire un trop long ouvrage. Je vous rends compte, monsieur, comme vous me l'ordonnez, de mes occupations et de mes projets. A l'égard des Eléments de Neuton, je suis très mécontent des imbéciles Ledet qui en ont donné une édition ridicule, et assez peu satisfait de la seconde édition. Si j'ay le temps j'en donnerai une troisième dans laquelle je mettrai un petit abrégé des belles idées de Boerhave, sur le feu, l'air, la terre et l'eau. Ces quatre morceaux sont dignes à mon gré de figurer presque à côté de l'optique de Neuton. Je dis presque à côté, car il n'y a rien vis à vis. On dit que mr du Faÿ fait un beau blanc avec trois couleurs primitives. Je ne croyais pas que la chose fût possible. Peut-être que ce blanc n'est pas aussi parfait que celui qui résulte des 7 couleurs. Je ne sais rien de positif encore touchant les expériences de monsr du Faÿ, mais s'il a corrigé ou embelli Neuton, j'en serai charmé, car j'aime passionnément mr du Faÿ et la vérité. Si vous écrivez à mssrs  faites leur je vous en supplie quelque commémoration de moi.