[c. 10 May 1766]
… Vous êtes sûr que quand de Voltaire prononce sur L'idéal d'un morceau, et sur quelques Parties qui ne tiennent point essentiellement au technique, il prononce de manière à ne rien redouter.
Vous avez raison, avec toute l'Europe. Dans ses jugemens généraux, où il ne s'agit que d'esprit, de verve, d'éloquence, qui ne sçait que Voltaire n'a rien à redouter? Vous ajoutez qu'il dit de belles choses, mais qu'il les dit en mauvais termes. Ce n'est assurément pas votre pensée; aussi je n'insiste point, persuadé que vous dites avec toute l'Europe qu'aucun François ne sçait mieux sa langue que de Voltaire. Mais si vous eussiez écrit dans un ouvrage public qu'il lui arrive quelquefois de se tromper en beaux et bons termes, les sçavans de l'Europe vous eussent applaudi.
Cependant je n'ai vu nulle part qu'il ait prononcé sur l'idéal d'un morceau de peinture ou de sculpture. Dans le temple du goût, il a mis en vers harmonieux l'éloge de quelques maîtres. Ce n'est pas prononcer, c'est répéter des éloges. Voulez-vous que ce soit dans l'Histoire générale? Je crois vous avoir montré comment il prononce, quels tableaux il prend pour des chefsd' oeuvre de grâce, et quels pour des plus beaux de l'Europe. Et comme ces prononcés sont précisément ceux dont vous êtes sûr, ceux qui ne dépendent point du technique, je ne sçais sur quoi fondé vous insistez encore.
Voulez-vous le voir dans un de ses jugemens généraux où il n'a rien à redouter? Ecoutez le prononcer sur l'idéal des académies de Peinture. Les académies sont sans doute très utiles pour former des élèves, surtout quand les Directeurs travaillent dans le grand goût. Mais si le chef a le goût petit, si sa manière est aride et léchée, si ses figures grimacent, si ses tableaux sont peints comme des éventails, les élèves, subjugués par l'imitation, ou par l'envie de plaire à un mauvais maître, perdent entièrement l'idée de la belle nature. H. G. ch.42. Otez la première ligne, et l'envie d'humilier le dernier des Coypel qu'il n'aimoit pas, et dites-moi si on n'a rien à redouter après un tel prononcé?
Dans nos académies, les élèves ne cherchent point à plaire à un Directeur qui peint mal. Sa mauvaise manière ne les subjugue point. Chaque élève n'a-t-il pas son maître, dont les principes plus ou moins bons lui servent de boussole? S'il s'égare en suivant la manière d'un Directeur mauvais Peintre, c'est quand il est son élève. Chez nous, le Directeur influe moins sur l'étude des élèves que chaque maître et chaque Professeur particulier. Si je ne voyois les hommes que d'hier, je serois étonné du cercle qui environne nos connoissances. Une misère, un rien au delà de ce Cercle, le plus grand esprit ne l'apperçoit pas.
Je vous donne bien ma parole que voilà la dernière fois que je contredis Voltaire, àmoins que vous ne me contredisiez encore à son sujet. Je veux me livrer à tout le plaisir qu'il me fait quand il ne parle ni de Peinture ni de sculpture. Qu'il me pardonne de connoître ces deux arts un peu mieux que lui. Qu'il me pardonne encore de vouloir porter la lumière où, très assurément il a jeté quelques ténèbres. Les petits hommes ne pardonnent pas à ceux qui les découvrent. Otez à l'indigent son petit avoir, vous le désespérez, mais retranchez une excroissance à la taille d'un géant, ôter d'un trésor immense un écu faux, ni le géant ni le trésor ne seront diminuez….