1758-06-29, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charlotte Sophia van Aldenburg, countess of Bentinck.

Non madame, vous n'êtes point ingratte pour moy, et vous l'êtes encor moins pour M. le comte Christiani.
Je partais pour aller à la cour de l'Electeur palatin où il faut nécessairement que je passe quelques jours. Je reçus hier votre paquet à ma campagne par la voie d'un négotiant de Geneve et je ne vis point d'estafette. J'allai sur le champ chez Tronchin qui malheureusement n'entend pas l'italien. Il a fallu traduire le long mémoire du pauvre docteur de Milan, et ce docteur a oublié, tout juste, de dire quel remède Vansuitten a prescrit au malade. Malgré ce double embarras et malgré l'oubli de l'usage où l'on est de charger ces paquets de quelques pistoles qui rendent la consultation plus aisée, mr Tronchin a travaillé presque toutte la nuit, et demain vendredy 30 du mois, la consultation partira par la poste. C'est une bien faible ressource, on ne guérit pas de si loin, et si la nature ne s'en mêle, les médecins de Geneve ne feront pas plus de bien que ceux de Milan.

Je rends compte à M. le comte Laurent Christiani de la commission que vous m'avez donnée. Je luy annonce la lettre de M. Tronchin, et je pars pour Manheim.

Ce voiage madame est un triste contretemps pour moy. Je ne me trouverai point dans mon hermitage des Délices pour vous recevoir. Mes nièces vous en feront les honneurs et seront à vos ordres. Je reviendrai dans peu pour me joindre à elles dans le plaisir qu'elles auront de vous servir.

Ce dérangement est un peu votre faute, car il ne tenait qu'à vous de m'instruire de vos marches. J'aurais remis à un autre temps les engagements que j'ay pris avec la cour palatine, dont je ne peux actuellement me dispenser. Nulle raison politique ne devait vous empêcher de me donner vos ordres. Je ne prétends point, et je n'ay jamais prétendu, quoyqu'on en dise, faire la paix entre les puissances. Je ne me mêle point des affaires des rois. Je ne pense qu'à ma chaumière et au bonheur de vous y faire ma cour.

Jugez à quel point je dois être fâché contre vous. Un mot de lettre écrit de Milan quinze jours plustôt, eût empéché mon voiage de Manheim. J'aurais volé en Savoye au devant de vous. Je vous aurais escortée à ma chaumière auprès de Geneve et à ma cabanne de Lausane. Vous n'êtes point ingratte, mais vous êtes trop négligente, et je ne vous pardonerai que quand j'aurai l'honneur de vous revoir.

Je pars avec bien du chagrin, et avec le respectueux et tendre attachement que j'ay toujours eu pour vous.

V.