aux Délices 20 septb[1756]
Mon divin ange, après des chinoises vous voulez des africaines, mais il y aurait baucoup à travailler pour rendre les côtes de Tunis et d'Alger dignes du pays de Confucius.
Vous vous imaginez peut-être que dans mes Délices je jouis de tout le loisir nécessaire pour receuillir ma pauvre âme. Je n'ay pas un moment à moy. La longue maladie de made de Fontaine, et mes soufrances prennent au moins la moitié de la journée. Le reste du jour est nécessairement donné aux procéssions des curieux qui viennent de Lyon, de Geneve, de Savoye, de Suisse et même de Paris. Il vient presque tous les jours sept ou huit personnes diner chez moy. Voyez le temps qui me reste pour des tragédies. Cependant si vous voulez avoir l'africaine telle qu'elle est à peu près, en changeant les noms, je pourais bien vous l'envoier et vous jugeriez si elle est plus présentable que le botoniate. Il faudrait je crois changer les noms pour ne pas révolter les Dumenils et les Gossins, mais il faudrait encor plus changer les choses.
Le Roy de Prusse est plus expéditif que moy, il se propose de tout finir au mois d'octobre, de forcer l'auguste Marie Terèse de retirer ses trouppes; de faire signe à l'autocratrice de touttes les Russies de ne pas faire avancer ses Russes; et de retourner faire jouer à Berlin un opéra qu'il a déjà commencé. Ses soldats en ce cas reviendront gros et gras de la Saxe où ils ont bu et mangé comme des affamez.
Mon cher ange qu'elle est donc votre idée avec le vainqueur de Mahon? Il faut d'abord que ces frères Crammer impriment les sottises de l'univers en sept volumes, et ces sottises pouront encor scandalizer bien des sots. Il faut en attendant que je reste dans ma très jolie, très paisible et très libre retraitte. Monsieur le comte de Gramont, qui est icy à la suitte de Tronchin, disait hier en voyant ma terasse, mes jardins, mes entours, qu'il ne concevait pas comment on en pouvait sortir. Je n'en sortirais mon divin ange que pour venir passer quelques mois d'hiver auprès de vous. Je n'ay pas un pouce de terre en France. J'ay fait des dépenses immenses à mes hermitages sur les bords de mon lac. Je suis dans un âge et d'une santé à ne me plus transplanter. Je vous répète que je ne regrette que vous mon cher et respectable ami. Les deux nièces vous font les plus tendres compliments.
Les frères Crammer ont fait une haute sottise d'envoier des lettres circulaires sans m'en donner avis. Je leur ay lavé leur tête genevoise.
Adieu, mes respects à tous les anges.
V.
Par quelle rage opiniâtre persistez vous à m'écrire toujours sous le couvert de Tronchin botoniate à Geneve? Si vous ne me jugez pas digne de recevoir des lettres en droiture adressez du moins au Tronchin, banquier de Lyon, qui se fait rembourser des ports. Mais pourquoy pas aux Délices?