aux Délices 1er avril [1756]
Je reçois votre lettre du 24 mars.
Mon divin ange que de choses j'ay à vous dire! Madame d'Argental a toujours mal au pied! et le messie Tronchin est à Paris! Il dit que je suis sage et que je me porte bien. Ah n'en croyez rien! Mon procureur dit qu'il m'avait envoyé une procuration. C'est ce qu'un procureur doit envoier, mais il n'en était rien avant vos bontez et avant que monsieur l'abbé de Chauvelin eût daigné emploier auprès de luy son éloquence. J'écris à Mr l'abbé de Chauvelin pour le remercier. Je ne sçais point sa demeure, je luy écris à Paris.
Vous me parlez d'une mlle Guëan. Voyla ce que c'est que d'écrire trop tard. Les Bonnau sont plus à l'erte. Un Bonnau m'a écrit il y a un mois pour madamoiselle Hus, et mon respect pour le métier ne m'a pas permis de refuser. J'ay signé. J'ay donné Nanine à cette Hus. Ce n'est pas ma faute. Je ne suis qu'un pauvre Suisse mal instruit.
On me défigure à Paris. Mon petit carême est imprimé d'une manière scandaleuse. La jérémiade sur Lisbonne et la relligion naturelle sont deux pièces dignes de la primitive église. Satan en a fait les éditions. A qui doi-je m'adresser pour vous faire tenir mes sermons avec les notes? Parlez donc, écrivez donc un petit mot. Quand vous n'auriez pas eu la bonté de mettre à la raison mon procureur, je ne laisserais pas de songer pour vous à quelque drame bien extraordinaire, bien tendre, bien touchant. Dieu m'en donne la force et la grâce. Mais que faire, comment faire, et à quoy bon travailler pour des ingrats? Moy Suisse! moy fournir la cour et la ville! Je prêche dieu, et on dit au roy que je suis athée. Je prêche Confucius et on luy dit que je ne vaux pas Crébillon. Le roy de Prusse ne m'a pas traitté avec reconnaissance: et on imprime une relligion naturelle, où je le loue à tour de bras. Comment soutenir tous ces contrastes? Heureusement j'ay une jolie maison et de beaux jardins. Je suis libre, indépendant, mais je ne digère point: et je suis loin de vous, et je mourrai probablement sans vous revoir.
On me mande qu'il y a un Chauvelin du conseil. Vous vous garderez bien de me le dire. On me mande que les anglais sont à Port Mahon. On me mande que nos affaires de Cadix sont désespérées, et vous ne me dites pas comment va votre petit fait. Vous me ferez prendre les tragédies en horreur. Madame Denis vous fait des compliments sans fin; et moy des remercîments et des reproches. Je vous embrasse. Je vous aime de tout mon cœur.
V.