23 de juin 1758
Commencez s'il Vous plait, Monsieur, par lire le nom du lieu d'où je Vous écris cette lettre, et puis dites-moi si les noms d'ingrate, de perfide, et toutes les galantes épithètes dont Vous m'honorez me vont au visage.
Je ne Vous fais point d'apologie de mon silence. Je le justifierai de bouche incessamment. Je suis en route pour Vous aller voir, et Votre lac, et Monrion et la liberté. Mais cette liberté toute aimable qu'elle est ne l'est peutêtre pas tant encore que Marie Therese. Enfin nous agiterons tout cela en peu de jours aux Delices, il faut vous entretenir présentement de quelque chose de plus pressé, et qui Vous attire cette présente estafette. Vous aimés mon adorable Duchesse et Vous aimés encore d'avantage les humains. Eh bien Monsieur je Vous offre une occasion de les obliger essentiellement l'une et l'autre.
Le Grand Chancelier de Milan, Comte de Christiani, est mortellement malade depuis 3 semaines, c'est la probité et la vertu même. Il est le tendre ami de sa souveraine puisqu'il soutient généreusement contre elle même ses sujets opprimés et innocens. Il n'y a qu'une voix partout sur le sujet de ce digne Ministre, dont la perte paroit supérieure à sa Souveraine à celle de plusieurs provinces. L'amour public va pour lui jusqu'à l'excès, tout Milan tremble pour lui, come pour un bon Père. Il est l'ami, l'arbitre, le conseil des Princes voisins. Enfin c'est un Homme rare et unique, un de ces hommes nés pour être connu et placé de votre main au temple de mémoire, si la sublime vertu suffit pour y obtenir une place.
On est rempli de confiance pour le savoir et les lumières supérieures de Mr Tronchin, on le conjure de la part du Cte de Christiani, de sa famille, de tout cet état de vouloir bien donner son avis sur la ci jointe consulte, qu'il m'a prié de Vous envoier par estafette. Si Mr Tronchin n'étoit pas à Geneve, de grâce Mr envoiés lui ce paquet, par tout où il sera par estafette, et du moment que vous en aurez la réponse, renvoiez là s'il Vous plait de la même façon à l'addresse que je Vous marquerai dans mon apostille, en aiant fait conférer avec le Cte de Christiani tout à l'heure, avant de pouvoir le décider. Vous me feréz le plaisir de me donner le compte de tous les frais de l'estaffette afin que je Vous le rembourse à Genève, ou le fasse rembourser ici. J'attens de Votre obligeante amitié que Vous ne tarderés pas un moment à procurer à ce malade si précieux aux honnêtes gens un conseil dont il espère beaucoup, et qu'il me charge de presser par la haute opinion qu'il a d'un homme illustré à l'envi par la moitié de l'Europe et par vous. Je Vous en aurai pour ma part la plus extrême obligation, et je me promets de Vôtre complaisance que Vous voudrés bien faire prendre les mesures les plus précises pour l'expédition de l'estaffette qui rapportera les directions tant désirées de Mr de Tronchin.
Je m'en vais d'ici demain ou après demain à Turin, où je passerai quelques jours, après quoi je me munirai de courage et de vinaigre pour passer aussi gaillardement qu'Annibal les vilaines Alpes à l'issue des quelles vous me ferez trouver les Delices. Préparez Vôtre ancienne amitié, Vôtre tolérance, Vôtre généreuse complaisance en faveur de Vôtre admiratrice confiante et immuable dont le coeur et l'esprit Vous ont toujours rendu l'hommage que Vous méritez. Ne vous embarrassez point de me faire réclamer, dénoncer aux portes, je volerai chez Vous avec tout l'empressement du sentiment, du goût et de la gratitude, du moment que je serai à Genève, je serai à St Jean. J'en sais déjà tous les chemins. Il n'est point venu de Genevois, d'Anglois sur mon passage, que je n'aie obligé à m'en dessiner la carte géographique. Adieu Monsieur, hâtez Vous de faire Vôtre métier d'être utile aux humains, Vos semblables, Vous Vous ferez bénir de tout le monde ici, si Vous contribuez à conserver le Cte de Christiani, le Mathématicien au triangle Vous en sera vivement obligé, et l'aimable Marc Aurele féminin Vous en tiendra un compte infini. Encore un mot. Engagez Madame Denis à me voir avec quelque peu de cette bonté dont Vous m'honorez depuis fort longtems. Vous savéz depuis quel tems j'ambitionne de mériter son estime. Pour que Mr Tronchain voie après cela lui même comment on pense sur son sujet et avec quelle ardeur le malade et sa famille implorent son secours, Voici la lettre du Comte Christiani, son fils et l'adjoint de son père, qu'il vient de m'écrire, que je Vous envoie en original. Je vous dirai tout à l'heure déterminément et positivement où il faudra addresser la réponse, et par quelle route. Pardonnez moi mon incongruité, ou pour mieux dire, pardonnez moi ma sotte idée d'apologie lorsque je Vous mets dans Vôtre élément et à même de faire du bien.
CS
Apostille
L'estaffette Vous vient par Zesto, Margono, Domo Dossola, Briga, et St Maurice, et Vous lui ferez reprendre la même route s. v. p. dès que Mr Tronchain l'aura pu expédier. Vous mettréz l'avis qu'il donnera simplement à l'addresse de S. E. Mr le comte de Christiani, Grand Chancelier du Duché de Milan, et en son absence au Cte Laurent de Christiani son fils. Vous n'y ajouterez nulle lettre à personne, mais Vous voudréz bien me faire le plaisir de m'assurer par un mot à moi, à Turin chez le Cte de Osorio, Premier Ministre, la réception de cette lettre et le jour du départ de la réponse. Si à tant de faveurs Vous daignez joindre celle de me dire en peu de mots, ce que Mr Tronchain juge du malade, et ce qu'il pourroit en espérer, Vous me comblerez de bienfaits, et me tirerez d'un doute qui m'est très fâcheux. Si Mr Tronchain avoit encore des questions à faire par rapport au malade il n'y a qu'à me le marquer à Turin, j'en procurerai la réponse. Mais seulement par charité obtenez de lui qu'il se hâte de Vous donner cette direction pour la tranquilité d'un homme qui espère en son art et en son génie, et qui comptera les jours jusqu'à celui que Vôtre estafette lui arrivera directement. Je serai chargé de lui exprimer moi même à Genève l'estime et l'extrême considération, qu'on lui porte de même que la reconnoissance de cette maison allarmée qui n'espère qu'en lui.