1760-09-05, de Voltaire [François Marie Arouet] à marchese Francesco Albergati Capacelli.

Je suis dans mon Lit depuis quinze jours, Monsieur.
Viéillesse et maladie sont deux fort sottes choses pour un homme qui aime comme moi le travail et le plaisir. Il est vraï que pour du plaisir vous venez de m'en donner par vôtre traduction, et par vôtre bonne réponse à ce Caraccioli , mais je ne vous en donnerai guères; et j'ai bien peur que la tragédie des chevalliers errants ne vous ennuîe beaucoup; elle a été confiée à un huguenot de Genêve nomme LeFort, parent du fameux Lefort, qui a déniaisé les Russes; ce lefort et son compagnon Souchay ont adressé le petit paquet, en toile cirée, à leur correspondant de Milan, ils doivent vous en avoir donné avis.

A l'égard de mon insolent Mylord Shafftsbury, il doit vous être parvenu par les srs Bianchi et Balestrerio, banquiers dans la même ville de Milan, où la Tragédie est aussi. Mais je vous avoüe que je ne sçais pas le nom du banquier de la Tragédie; c'est vous qui m'aprenez que c'est un Nadal et un Rigaut à qui Pierre Souchay de Genêve a adressé un paquet à Turin pour vous.

Or, retenez bien, monsieur, que ce paquet envoié par P: Souchay, compagnon de Lefort à Turin, est la Tragédie elle même, bonne ou mauvaise, qu'elle doit aller avec sa toile cirée de Turin à Milan et de Milan chez vous. Retenez bien encor que les milanais Bianchi et Balestrerio ont le Shafftsbury; vous voilà au fait; c'est bien dommage qu'il faille tant de paroles pour dire si peu de choses; je déffie la Tragédie de vous ennuier autant que ma Lettre.

Venons à ce qui n'est point ennuieux; c'est vôtre traduction de Phèdre, c'est le plus grand honneur qu'ait jamais reçu Racine; Je remercie tendrement l'Enfant de la nature Goldoni; je remercie le signor Paradisi, mais c'est vous surtout, Monsieur, que je remercie.

L'Algaroti a donc quitté Machiavel pour faire l'amour, il passe son temps entre les muses et les Dames, et fait fort bien. Si le cher Goldoni m'honore d'une de ses pièces, il me rendra la santé; il faut qu'il fasse cette bonne oeuvre. Au lieu de me faire donner l'extre-onction, je fais répéter Alzire autour de mon Lit, et nous allons ouvrir nôtre théâtre, dès que je serai debout; nous n'avons pas de sénateurs Genevois qui joüent la comédie; les pèdants de Calvin n'aprochent pas des sénateurs de Boulogne; je n'ai pu corrompre encor que la jeunesse; je civilise autant que je peux les allobroges. Les genevois avant que je fusse leur voisin n'avaient pour divertissement que de mauvais sermons; ils ne sont point nés pour les beaux arts comme messrs de Boulogne. Vous avez le génie et les saussiçons, mais mes chers genevois n'ont rien de tout celà; ils ont besoin en fait de plaisir du compelle intrare. Adieu, Monsieur, je vous aime comme si je vous avais vû et entendu.

Recevez les respects de l'hermite

V.