1761-10-08, de Voltaire [François Marie Arouet] à Claude Philippe Fyot de La Marche.

Vous êtes le plus respectable, et le plus aimable des hommes.
Qu'il y a loin de votre âme à celle d'un fétiche! Mon cher oracle de Témis et des muses votre lettre du 27 septembre m'a fait un plaisir presque aussi vif que votre apparition à Ferney ou à Voltaire. Ouy sans doute j'iray à la Marche, je verrai votre labirinthe, et je voudrais ne point trouver de fil pour en sortir. Comptez que c'est un bienfait essentiel de permettre que votre graveur travaille pour notre Corneille. Il n'y a point d'artiste à Geneve dans ce genre là. On est obligé de dépendre des graveurs de Paris qui sont surchargez d'ouvrage. Je mourrais de vieillesse et de dépit avant qu'ils eussent fini.

Permettez donc que votre protégé nous aide de dix estampes, et surtout ne L'empêchez pas de recevoir des Crammers un petit honoraire. C'est une affaire d'environ cinquante louis. Il n'est pas possible d'en user autrement. Je vous conjure de le soufrir.

Je renvoye comme vous L'ordonnez tous ses desseins, dont je suis très content, avec un petit mot de remerciment et d'instruction pour luy.

Je vous avoue que dans ces ornements je demande célérité plutôt que perfection. Je n'ay jamais trop aimé les estampes dans les livres. Que m'importe une taille douce quand je lis le second livre de Virgile? et quel burin ajoutera quelque chose à la description de la ruine de Troye? Mais les souscripteurs aiment ces pompons; et il faut les contenter.

Je plains votre jeune homme s'il est obligé de lire les pièces dont il gravera le sujet. Cinna est les belles scènes du Cid, de Pompee, d'Horace et de Polieucte sont au dessus de toutte gravure; et les autres pièces n'en méritent pas. Les premiers sujets sont déjà distribuez. Il est triste, j'en conviens de travailler sur Agesilas et sur Attila. Mais je vous en aurai plus d'obligation, et je regarderai votre condescendance comme une de vos plus grandes bontez.

J'aurais bien voulu vous montrer quelques uns de mes commentaires. L'entreprise est épineuse. Il faut avoir raison sur trente deux pièces. Je consulteL'académie, mais cela ne me suffit pas. Je suis le contraire des commentateurs, je me défie toujours de mes jugements. Qu'il serait agréable de relire Corneille dans votre beau châtau avec vous et quelque adepte! Le commentaire serait le résultat de nos conférences, je serais votre secrétaire.

Il est triste que le président fétiche me détourne, mais j'ay peur qu'il ne se couvre de ridicule. Cela ne pourait il pas même aller jusqu'à le déshonorer? car enfin il est clair qu'il m'a trompé, et après m'avoir trompé sur un marché de près de cinquante mille livres, il me fait un procez pour 12 voyes de fagots!

Corneille me dit qu'il faut préférer Rodogune aux fétiches. Travaillons vite. Mille tendres respects.

V.