1769-12-11, de Jean Le Rond d'Alembert à Voltaire [François Marie Arouet].

Je vous dois, mon cher et illustre maître, des remercimens pour la Tragédie des Guebres, que j'ai reçue il y a quelque temps de votre part.
Je souhaiterois fort que cette pièce pût être représentée; elle achèveroit peut être sur les esprits des Welches l'ouvrage que la Tragédie de Mahomet avoit déjà commencé, celui d'inspirer l'horreur de l'intolérance et du fanatisme; mais trop de gens, mon cher Philosophe, sont intéressés à empêcher le progrès de la raison; Toutes les fois qu'on veut aujourd'hui rendre ridicules ou odieux des Prêtres de quelque secte que ce soit, les nôtres regardent au dedans d'eux mêmes, et se disent en grinçant des dents: mutato nomine, de me fabula narratur.

Quant à la préface de cette Tragédie, je suis depuis longtemps entièrement de votre avis sur Athalie; j'ai toujours regardé cette pièce comme un chef d'œuvre de versification, et comme une très belle Tragédie de collège; je n'y trouve ni action, ni intérêt; on ne s'y soucie de personne, ni d'Athalie qui est une méchante carogne, ni de Joad qui est un Prêtre insolent, séditieux et fanatique, ni de Joas même que Racine a eu la maladresse de faire entrevoir en deux endroits, comme un méchant garnement futur. Je suis persuadé que les idées de religion dont nous sommes imbus dès l'enfance, contribuent sans que nous nous en appercevions au peu d'intérêt qui soutient cette pièce, et que si on changeoit les noms, et que Joad fût un prêtre de Jupiter, ou d'Isis, et Athalie une reine de Perse ou d'Egypte, cette pièce seroit bien froide au théâtre. D'ailleurs à quoi sert toute cette prophétie de Joad qu'à faire languir l'action qui n'est pas déjà trop animée? Je crois en général (et je vais peut être dire un blasphème) que c'est plutôt l'art de la versification que celui du Théâtre qu'il faut apprendre chez Racine; j'en connois à qui je donnerois un plus grand Eloge; mais ils n'ont pas l'honneur d'être morts.

On dit que vous êtes malade, mon cher ami, et on ajoute que vous avez du chagrin, pour une cause qui me paroit bien juste. Je ne saurois croire que cette cause soit réelle; si par malheur elle l'étoit, elle me rappelleroit la belle tirade de la Péroraison pro Milone, qui commence par ces mots, Hiccine vir patriœ natus&c.

Le controlleur général est, dit on, bien embarassé pour trouver de l'argent; Dieu le Père n'en trouveroit pas; Hippocrate, Esculape, et Toute l'Ecole de médecine ne rétabliroient pas un malade, qui se donneroit tous les jours à diner et à souper une indigestion. Ce sera le cas de la France, tant qu'on n'y connoitra pas l'économie.

Adieu, mon cher maitre, je vous embrasse de tout mon cœur. Mes respects à madame Denis. Voulez vous bien lui dire mille choses de la part de mlle de Lespinasse?