à Paris ce 13 may 1761

Il était sans doute écrit quelque part, illustre et cher ami, que je cesserois de faire mauvais vers, mais que je vous en enverrois encore, tout médiocres que soyent ceux cy, et tous deux viennent du sentiment, et de cette part on est toujours le bien venu.
J'espère que vous les recevrés avec la mesme indulgence que vous avés acordée si longtemps à celuy qui vous les présente. J'ay mal joué du violon, cette femme aimable le touchera peutestre mieux, nous en aurons du moins joué juste tous deux en essayant des airs à vostre louange &c. On dit àpropos de Corneille que vous médités de nous en donner une belle édition avec des notes instructives; le milieu de ses ouvrages est admirable, le commencement est d'un homme qui lutte contre le mauvais goust de son siècle, et la fin d'un vielliard foible qui perd sa lumière; Les Remarques d'un beau génie nous étoient absolument nécessaires, pour instruire le lecteur incertain et les étrangers sur ce que nous devons d'admiration au créateur de nostre Théâtre. Nous verrons l'enfance, la vigueur de l'âge mûr et la décrépitude de l'homme qui fut le plus cité. C'est l'histoire de la vie humaine; qu'il seroit à souhaiter que des mains aussi habiles nous fixassent ainsi sur ce que nos plus grands Ecrivains ont d'admirable et de défectueux, mais malheureusement ces mains habiles employent mieux leur temps à produire eux-mêmes des chefs d'oeuvre en tous genres, elles nous doivent du moins des momens pour faire de nos bons autheurs des autheurs classiques, et pour fixer invariablement le goust très sujet à changer.

Je vis ces jours passés Athalie sur ce Théâtre moins barbare, réformé enfin sur vos conseils, et plus digne de faire sentir tout l'effet des pièces; je vais dire un blasphème, mais je n'aime point ce drame, non que je ne sente le mérite qu'il y a de faire une pièce sans amour et sans intrigue, mais je n'aime pas qu'un Racine se trouve envelopée dans les filets des prestres malfaisants; envérité on plaint Attalie et en bonne justice Joab est un assés grand coquin; une Merope, et Alzire, le Théâtre tel qu'il est, est bien plus propre à donner l'illusion nécessaire à la représentation de Semiramis et de Mahomet, mais ce Théâtre est encore de beaucoup trop peu vaste. La Dumenil rendit passablement les mouvemens brusques, mais qu'il s'en faut qu'elle n'ait l'art continu du geste de la Clairon.

L'archidiacre Trublet a donc obtenu sa grâce? Vous disiés plaisamment que vous pardonniés volontiers à ceux dont vous vous estes moqué. Il a baillé à la lecture de la Henriade et pour le réveiller vous l'avés pinsé.

La Belle et savante lettre que vous avés écrite à mr. de la Valliere à propos de Codrus Urceus! Vos lettres sont comme vostre conversation, instructives et toujours amusantes. Voilà donc les jesuites condamnés à ne plus faire le comerce des 4 parties et Banqueroute quand cela leur convenoit; le pis est que les petits garçons des Rües savent àprésent leur manège et se vangent bien du fouet qu'ils ont eu au collège. Ces Révérends ont été baffoüés et honnis de tout point le Vendredi 8 de ce mois, ce fut des acclamations et des battemens qui retentirent depuis les rües voisins du Palais dans tout Paris; deux ou trois événemens de suite ont fait leur disgrâce générale, l'affaire de leur guerre du Paraguay, la sinistre avanture du Portugal, et le procès des Lyoneys en France &c. Il ne faloit pas moins que ces hazards; tanta molis erat profanam extinguere gentem&c. C'est fait d'eux si on suit sa pointe le 2 de juin que l'on juge leurs constitutions; on s'est resouvenu de ces vers faits il y a dix ou douze ans, dont je ne sais plus l'àpropos et qui sont restés dans les chroniques du goust. Voicy les deux derniers.

Je m'en vais le 5 ou le 6 du mois prochain cultiver mon jardin. . . . Apollon bastit des murailles et Cideville est jardinier. Adieu illustre et cher amy, je vous écriray de temps en temps si ma foible prose ne vous cause point des nausées.

ce 12 may 1761