1734-06-27, de Voltaire [François Marie Arouet] à Jean Baptiste Nicolas Formont.

Si ceux qui me font l'honneur de me persécuter ont eu envie de me donner les mortifications les plus sensibles, ils ne pouvaient mieux faire, mon cher et aimable ami, que de me retenir loin de Paris dans le temps que vous y êtes.
Je vous prie de ne point parler du voyage qu'a fait ma désolée muse tragique chez les Américains. C'est un nouveau projet dont Linant vit la première ébauche, et sur quoi je voudrais bien qu'il me gardât le secret.

A l'égard du nom de poème épique que vous donnez à des fantaisies qui m'ont occupé dans ma solitude, c'est leur faire beaucoup trop d'honneur:

Cui sit mens grandior atque os
Magna sonaturum, des nominis hujus honorem.

C'est plutôt dans le goût de l'Arioste, que dans celui du Tasse que j'ai travaillé. J'ai voulu voir ce que produirait mon imagination, lorsque je lui donnerais un essor libre, et que la crainte du petit esprit de critique qui règne en France ne me retiendrait pas. Je suis honteux d'avoir tant avancé un ouvrage si frivole, et qui n'est point fait pour voir le jour; mais après tout, on peut encore plus mal employer son temps. Je veux que cet ouvrage serve quelquefois à divertir mes amis, mais je ne veux pas que mes ennemis puissent jamais en avoir la moindre connaissance. Au mot d'ennemis, je ne peux m'empêcher de faire une réflexion bien triste; c'est que leur haine, dont je n'ai jamais connu la cause, est la seule récompense que j'ai eue pour avoir cultivé les lettres pendant vingt années. Voilà tout ce que l'on gagne dans ce métier aimable et dangereux, une réputation chimérique et des persécutions réelles. On est envié comme si on était puissant et heureux; et dans le même temps, on est accablé sans ressource. La profession des lettres, si brillante, et si libre sous Louis XIV, le plus despotique de nos rois, est devenue un métier d'intrigues et de servitude. Il n'y a point de bassesse qu'on ne fasse pour obtenir je ne sais quelles places, ou au sceau, ou dans des académies; et l'esprit de petitesse et de minutie est venu au point que l'on ne peut plus imprimer que des livres insipides. Les bons auteurs du siècle de Louis XIV, n'obtiendraient pas de privilège. Boileau et la Bruyère ne seraient que persécutés. Il faut donc vivre pour soi et pour ses amis, et se bien donner de garde de penser tout haut, ou bien aller penser en Angleterre ou en Hollande.

J'ai relu m. Locke depuis que je ne vous ai vu. Si cet homme là avait eu le malheur d'être en France, nous n'aurions peut-être pas ce chef d'œuvre de raison et de sagesse. C'est bien dommage qu'il n'ait pas encore pris plus de liberté, et que sa modération ait étranglé des vérités qui ne demandaient qu'à sortir de sa plume. J'ai osé m'amuser à travailler après lui. J'ai voulu me rendre compte à moi-même de mon existence, et voir si je pouvais me faire quelques principes certains. Il serait bien doux, mon cher Formont, de marcher dans ces terres inconnues avec un aussi bon guide que vous, et se délasser de ses recherches avec des poèmes dans le goût de l'Arioste: car, malheur à la raison si elle ne badine quelquefois avec l'imagination. Il y a une dame à Paris qui se nomme Emilie, et qui, en imagination et en raison, l'emporte sur des gens qui se piquent de l'une et de l'autre. Elle entend Locke bien mieux que moi. Je voudrais bien que vous rencontrassiez cette philosophe; elle mérite que vous l'alliez chercher.

Je vous envoie une bonne leçon de l'épître à Emilie. Mandez moi, je vous prie, si vous avez rencontré Moncrif, et pourquoi il s'est brouillé avec son prince. Adieu; je vous aime pour la vie.