à Berlin ce 4 xbre 1739
Mon cher ami,
Vous me promettez votre nouvelle tragédie tout achevée que j'attends avec beaucoup de curiosité et d'impatience.
J'étais déjà charmé de ce premier feu qu'avait jeté votre génie immortel, et je juge de Zopire achevé par la belle ébauche que j'en ai vue. C'est un St Jean qui promet beaucoup de l'ouvrage qui va le suivre. Je serais content, et très content, si de ma vie j'avais fait une tragédie comme celle des Musulmans sans correction; mais il n'est pas permis à tout le monde d'aller à Athènes.
Je vous soumets les 12 premiers chapitres de mon Anti-Machiavel, qui, quoique je les aie retouchés, fourmillent encore de fautes; il faut que vous soyez le père putatif de ces enfants, et que vous ajoutiez à leur éducation ce que la pureté de la langue française demande, pour qu'ils puissent se présenter au public. Je retoucherai en attendant, les autres chapitres, et les pousserai à la perfection que je suis capable d'atteindre. C'est ainsi que je fais l'échange de mes faibles productions contre vos ouvrages immortels, à peu près comme les Hollandais qui troquent de petits miroirs et du verre contre l'or des Américains: encore suis je bien heureux d'avoir quelque chose à vous ren dre.
Les dissipations de la cour et de la ville, des complaisances, des plaisirs, des devoirs indispensables, et quelquefois des importuns me distraient de mon travail; et Machiavel est souvent obligé de céder la place à ceux qui pratiquent ses maximes et que je réfute par conséquent. Il faut s'accommoder à ces bienséances qu'on ne saurait éviter, et quoi qu'on en ait, il faut sacrifier au dieu de la coutume, pour ne point passer pour singulier ou pour extravagant.
Ce mr de Valori si longtemps annoncé par la voix du public, si souvent promis par les gazettes, si longtemps arrêté à Hambourg est arrivé enfin à Berlin. Il nous fait beaucoup regretter la Chetardie. M. de Valori nous fait apercevoir tous les jours ce que nous avons perdu au premier. Ce n'est à présent qu'un cours théorique des guerres du Brabant, des bagatelles et des minuties de l'armée française; et je vois sans cesse un homme qui se croit vis à vis de l'ennemi et à la tête de sa brigade. Je crains sans cesse qu'il ne me prenne pour une contrescarpe ou pour un ouvrage à cornes, et qu'il ne me livre malhonnêtement un assaut. M. de Valori a presque toujours la migraine; il n'a point le ton de la société; il ne soupe point; et l'on dit que le mal de tête lui fait trop d'honneur de l'incommoder, et qu'il ne le mérite point du tout.
Nous venons de faire ici l'acquisition d'un très habile homme; il s'appelle Celius: il est habile physicien, et très renommé pour les expériences. On lui donne pour vingt mille écus d'instruments. Il achèvera, cette année, un ouvrage qui lui fera beaucoup d'honneur: c'est une machine mécanique qui démontre parfaitement tous les mouvements des étoiles et des planètes, selon le système de Neuton. Vous ne connaissez peut-être pas non plus un jeune homme qui commence à paraître et qui fait grand bruit: il se nomme Liberquin; c'est un génie admirable pour les mécaniques: il a fait par l'optique des découvertes étonnantes, et il pousse son art à un point de perfection qui surpasse tout ce qu'on a vu avant lui. Il reviendra ici cet automne, après avoir vu Paris. Il a passé trois années à Londres, et il a été très estimé de tous les savants d'Angleterre. Je vous parlerai plus en détail sur son chapitre, lorsque je l'aurai vu après son retour.
Je suis ravi de voir de ces heureuses productions de ma patrie: ce sont comme des roses qui croissent parmi les orties et les ronces, ce sont comme des bluettes de génie qui se font jour à travers des cendres où malheureusement les arts sont ensevelis. Vous vivez en France dans l'opulence de ces arts: nous sommes ici indigents de science, ce qui fait peut-être que nous estimons plus le peu que nous avons.
Vous trouverez peut-être que je bavarde beaucoup; mais souvenez vous qu'il y a 4 semaines que je ne vous ai pas écrit, et que les pluies ne sont jamais plus abondantes, qu'après une grande stérilité.
Je vous suis à Cirey, mon cher Voltaire, et je partage avec vous vos chagrins comme vos plaisirs. Profitez des plaisirs de ce monde, autant que vous le pouvez; c'est ce qu'un homme sage doit faire. Instruisez nous, mais que ce ne soit pas aux dépens de votre être, de votre santé, et de votre vie.
Quand est ce que les Voltaire et les Emilie voyageront vers le nord? Je crains fort que ce phénomène quoique impatiemment attendu n'arrive pas sitôt. Il ne sera pas dit cependant que je mourrai avant de vous avoir vu; dussé-je vous enlever, j'en tenterai l'aventure. Avouez que vous seriez bien étonné, si vous entendiez arriver de nuit à Cirey, des gens masqués, des flambeaux, un carrosse et tout l'appareil d'un enlèvement: cette aventure ressemblerait un peu à celle de la Pentecôte, à la différence près qu'on ne vous ferait d'autre mal que de vous séparer d'Emilie; j'avoue que c'est beaucoup. Il me semble que [ni] vous, ni cette Emilie n'êtes point nés pour la chicane, et que, tant que Paris se trouvera sur la route de la marquise, son affaire pourrait bien être jugée par contumace.
Le pauvre Césarion accablé de goutte n'a pas levé son piquet de Remusberg; et quoique je le revendique sans cesse, son mal ne veut point encore me l'évoquer. Il vous aime comme un ami, et vous estime comme un grand homme. Souffrez que je lui serve d'organe, et que je vous exprime ce que ses douleurs et l'impuissance dans laquelle il se trouve l'empêchent de vous dire lui même.
Je ne vous parle point des riens de la ville, des nouvelles frivoles du temps, et des bagatelles du jour, qui ne méritent pas de sortir de notre horizon. Je ne devrais vous parler que de vous même ou de la marquise, mais je craindrais d'ennuyer en faisant ou le miroir ou l'écho de ce que l'on doit admirer en vous. Faites, s'il vous plaît, mes compliments à la marquise, et soyez persuadé que je vous aime et vous estime autant qu'il est possible étant à jamais, votre très fidèle ami.
Federic